Contrairement à ce que l’on peut lire ici ou là, des romans de Theodore Sturgeon, Vénus plus X est celui qui ne mérite pas la qualification de chef-d’œuvre.
Tandis que les confrères de notre auteur y allaient de leurs grandes envolées lyriques sur l’irrésistible marche en avant du progrès, Sturgeon s’intéressait, dès ses débuts en écriture, à ses personnages avant tout. Des gens un peu à côté de la plaque, quelque part en marge et surtout en souffrance, plutôt enclin à regarder filer sans eux l’express du progrès qu’à y monter – l’avant-scène étant toujours occupée par des gens trop sensibles qui vacillent au bord d’un monde qui n’est pas fait pour eux, davantage portés à l’entraide et à l’assistance mutuelle qu’à la féroce compétition du monde moderne. La place prépondérante qu’il accorde à ses personnages tend à rapprocher l’œuvre de Sturgeon du fantastique, de la littérature générale et du vent de renouveau qui soufflait sur la SF des early sixties. Mais si la littérature bourgeoise, conservatrice par essence, n’a que faire du progrès, elle éprouve encore bien moins d’intérêt pour des personnages tels que Sturgeon les affectionne. Nombre de ses textes ressortissent au fantastique, qui n’est pas vraiment (pour ne pas dire vraiment pas) la littérature du progrès. S’il faut lui chercher une postérité, on la trouvera du côté d’auteurs tels que Graham Joyce ou Jonathan Carroll plutôt que de celui d’Egan, Baxter, Watts ou Stephenson. Les préoccupations de Sturgeon l’avaient placé à l’avant-garde bien avant l’heure.
Quand paraît Vénus plus X en 1960, soit quinze ans après Hiroshima, la SF est en pleine (r)évolution, tant thématique que stylistique, et Sturgeon va ici s’y essayer, forçant une nature qui était la sienne. Pour ce roman pauvre en péripéties, Theodore Sturgeon a recours à un procédé des plus archaïques consistant à projeter dans un univers « À venir » un point de vue contemporain. En contrepoint, il inclut des vignettes de scène quotidienne issues de la vie d’un couple d’Américains moyens, illustrant le machisme d’homo sapiens comme un miroir tendu au personnage principal, Charlie Johns ; la relation entre ces deux arcs ne s’établissant que dans l’intellection du lecteur selon les innovations stylistiques de l’époque.
D’un point de vue narratif, il n’y avait là matière à ne produire qu’une nouvelle, rien de plus. Le récit n’est qu’une longue digression où l’on frôle l’essai féministe perclus de contradictions. Les personnages n’en sont pas vraiment, juste des têtes parlantes glosant encore et encore… Charlie Johns semble, dans un premier temps, avoir été choisi avant qu’on nous révèle que ce n’est que par accident qu’il est parvenu à Ledom, à l’instar de Hugh Conway à Shangri-La dans le roman de James Hilton ayant fondé le mythe de cette utopie tibétaine. Ledom, donc, qui n’est point outre-temps, mais dissimulé dans le monde des hommes (qui aurait été détruit). Johns sera donc une expérience afin de déterminer ce qu’Homo sapiens penserait de Ledom. Vénus plus X souffre ainsi de nombreuses contradictions. Homo Sap(iens) y est présenté comme un fléau – ce qui bien sûr peut faire débat –, en proie à un irrépressible besoin de domination conduisant aux société que l’on connaît, et dont la Femme serait la victime désignée, comme si elle n’était pas, elle aussi, ce même homo sapiens assoiffé de domination – mais que l’on nous dit aussi en proie à un besoin incoercible d’adorer… Puis on nous déclare que les sociétés dominées par la figure du père produisent des institutions rigides et malveillantes, intolérantes, conservatrices et répressives, opposées aux sociétés dominées par la mère qui serait progressives, libérales, permissives… La féminité serait le bien et la masculinité le mal, toujours triomphant. Mais le roman repose sur l’idée qu’il y aurait des exceptions — que rien ne justifie –, telle celle sur laquelle repose Ledom, paradis artificiel où tous les habitants sont hermaphrodites, cultivant un lien avec la terre et à la recherche d’expériences mystiques en dépit d’une haute technicité. Un Éden hippie typique de l’époque, pour le moins naïf, voire niais, et que Sturgeon justifie en minorant les différences culturelles entre les sexes ; ses arguments ne font que nous rappeler que la culture est à l’humanité ce que la peinture est à la voiture. Il omet que les humains, à l’instar des autres êtres vivants, sont soumis aux process biologiques – le déterminant premier des comportements. Aux femelles, la reproduction quantitative de l’espèce, aux mâles la reproduction qualitative : l’amélioration chevaline de la race humaine par la sélection du plus apte. Cette sélection n’aurait plus lieu d’être et, en conséquence, l’homme non plus – ainsi qu’y aspirent les féministes ou comme le déplorent des auteurs de droite tels que Niven et Pournelle…
En somme, Vénus plus X est bien davantage un mauvais roman qu’un mauvais livre. Riche en problématiques, l’ouvrage reste loin de manquer d’intérêt et mérite que l’on s’y attarde.