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Les critiques de Bifrost

Vers les étoiles

Mary Robinette KOWAL
DENOËL
558pp - 24,00 €

Critique parue en janvier 2021 dans Bifrost n° 101

[Critique commune à Vers les étoiles et Lady Astronaute.]

Dans cette uchronie, les Américains ont placé un satellite en orbite avant les Russes. Et pour cause : la chute d’une météorite, en 1952, qui a détruit Washington et une grande partie de la côte Est. Nathaniel York, ingénieur spatial qui a l’oreille des militaires et des gouvernants, tente de convaincre ce beau monde que la météorite n’est pas une attaque des Russes. Lorsque son épouse Elma, génie mathématique et ancienne pilote durant la Seconde Guerre Mondiale, calcule qu’après l’hiver nucléaire consécutif à la catastrophe suivra un réchauffement climatique qui sonnera le glas de l’espèce humaine, faute d’une adaptation suffisamment rapide des végétaux, il lui demande de présenter ses conclusions au président intérimaire, Brannan, afin d’accélérer la conquête de l’espace. Elma York doit pour cela vaincre les préjugés misogynes des responsables de la nation, ainsi que sa timidité maladive. Deux handicaps sérieux pour une pilote désireuse d’aller dans l’espace, encore en proie à l’hostilité d’un supérieur hiérarchique, le colonel Stetson Parker, séduisant et charismatique pilote, machiavélique et ambitieux militaire, bien décidé à lui barrer la route des étoiles, à elle et aux femmes en général, cantonnées dans leur rôle de calculatrices. Avec sa ténacité à toute épreuve et le soutien inconditionnel de son mari, Elma York parvient à lever un à un les obstacles, devenant un modèle pour toutes les femmes qui rêvent d’un destin, la Lady astronaute symbole de la lutte contre les préjugés sexistes et racistes.

C’est une conquête de l’espace alternative que propose Mary Robinette Kowal dans ce roman à la documentation sans faille, qui mêle avec une grande habilité des faits historiques longtemps ignorés, davantage médiatisés aujourd’hui. Les Figures de l’ombre, roman de Margot Lee Shetterly adapté à l’écran, n’était pas paru à l’époque de la rédaction de ce roman, mais nombre d’ouvrages, monographies et romans, BD, parfois adaptés au cinéma ou au théâtre, relataient l’histoire de l’unité WASP (Women Air-Force Service Pilots) des femmes pilotes de guerre créée durant la Seconde Guerre Mondiale par Jackie Cochran, qui a également financé le projet Mercury 13 d’entraînement de femmes astronautes, ainsi que l’histoire des calculatrices du programme spatial de la NASA, Katherine Johnson ayant aussi écrit son autobiographie.

La figure de Elma York synthétise l’ensemble des combats menés par ces pionnières, ses amies afro-américaines incarnant la lutte contre le racisme. On réalise mal aujourd’hui, et on comprend encore moins, l’Everest que ces femmes devaient affronter au quotidien. La narration détaillée de Mary Robinette Kowal se fait comptable des vexations et comportements inappropriés (« Il a souri à ma poitrine »), et des décisions faisant de leur groupe des AspAs – des aspirantes astronautes –, contrairement à leurs homologues masculins d’ores et déjà qualifiés d’astronautes. Les arguments en faveur de la femme dans l’espace ou les objections à leur présence sentent le vécu et font écho à ceux qu’on trouve ailleurs (comme l’autorisation des WASP d’avoir un blason brodé sur leur veste, à condition qu’il soit inférieur en taille à celui des hommes, comme le relatent Yann et Romain Hugault, auteurs de la série BD Angel Wings).

Certains éléments narratifs ne sont pas sans évoquer Contact de Carl Sagan. Marionnettiste, Mary Robinette Kowal n’a pas son pareil pour donner vie à ses personnages. L’autrice de la série The Glamourist Histories, romances à la Jane Austen dans un univers de fantasy, n’hésite pas à jouer la carte de l’émotion pour dramatiser les scènes, forçant parfois le trait. Mais le cocktail à peine trop sucré reste un savant dosage : on se passionne pour cette conquête alternative de l’espace qui est d’abord une conquête de la liberté, abordant les thèmes du féminisme, du racisme et de l’écologie avec un optimisme solaire. L’ouvrage a remporté une avalanche de prix : Hugo et Nébula 2018, Locus 2019 et Sidewise de la meilleure uchronie, en attendant les récompenses à l’étranger…

Le recueil Lady astronaute paru conjointement en « Folio SF » présente cinq nouvelles appartenant au même univers. Autour d’événements passés ou à venir dans les prochains opus de la série, l’accent est chaque fois davantage mis sur les relations entre les personnages que sur la situation : « Nous interrompons cette émission » est un prélude à la catastrophe, les quatre autres se déroulent sur fond de colonisation de Mars. On retiendra notamment « Le Rouge des fusées », sur l’organisation d’un feu d’artifice sur Mars, pour la relation entre un homme et sa mère vieillissante, et « La Lady Astronaute de Mars », où un couple vieillissant se trouve confronté à un dilemme en lien avec les étoiles et leur union : un texte bouleversant récompensé par un autre Hugo qui justifie à lui seul l’achat du recueil.

Claude ECKEN

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