Durant ses congés d’été, le professeur d’histoire Jack Felter retourne à Franklin Mills. D’anciennes tristesses l’attendent dans la ville de son enfance, et Jack se prépare et à en connaître de nouvelles. Son père, un colosse vétéran du Vietnam, est diminué par la maladie, et Tony Sanders, un médecin psychiatre, est parti sans laisser de traces. Jadis son meilleur ami, Tony lui a pris Samantha, son amour de jeunesse. À la demande de celle-ci, Jack enquête sur la disparition. Dans ce but, il rencontre Cole Monroe, jeune patient schizophrène suivi naguère par Tony. Pour en savoir plus, Jack va devoir rentrer dans le jeu du garçon, un parcours à étapes qui pourrait conduire l’humanité très loin…
À nouveau, comme dans son premier roman L’Obsession, James Renner conduit un récit mêlant policier et science-fiction. Et, une fois de plus, il serait dommage d’en révéler trop, tant l’ensemble repose sur une succession de rebondissements emboités tels des poupées russes. D’un roman à l’autre, l’auteur fait montre d’une même ambition, cette fois la maîtrise en plus. En effet, là où trop souvent le précédent récit promet tait sans tenir, Version officielle parvient à maintenir jusqu’au bout une double exigence, celles de la forme et du fond. Renner conserve des constantes thématiques – pour faire simple, l’étrangeté du réel et les réactions des observateurs –, et convoque à nouveau son panthéon personnel (Rod Serling, Stephen King, Nikola Tesla, ici rejoints par Elvis), sans l’effet de plaquage exhaustif qui agaçait à la lecture de L’Obsession. Reste tout de même quelques incohérences narratives, comme le borgne qui « lève les yeux » (à moins qu’il ne s’agisse d’un souci de traduction? ?), ou la référence page 450 à Guantánamo, qui ne peut exister à ce moment-là en tant que camp de prisonniers dans cette réalité, toute la dernière partie du roman l’atteste.
Hormis ces détails, le roman est passionnant et atteste, par sa continuité avec le précédent, d’une œuvre en devenir. Renner interroge une nouvelle fois la mémoire, notre mode d’être essentiel au monde et aux autres. Tous les personnages principaux du roman incarnent un rapport particulier à la mémoire et à son interprétation. Jack est historien et donc garant de la mémoire collective? ; son père est victime de la maladie d’Alzheimer? ; sa sœur Jean est une ancienne junkie qui ne dispose pas de tous ses souvenirs? ; Samantha tient une boutique d’antiquités à l’enseigne de Nostalgia, soit la mémoire affective? ; Tony est psychiatre et les troubles paranoïaques de son patient Cole Monroe induisent une mémoire modifiante. L’ensemble de ces visées mémorielles, linéaires, partielles ou analogiques, forment une sorte de patchwork, une réalité hétérogène qui pourrait s’avérer viable, voire plausible…
James Renner parvient à raviver la problématique des réalités alternées par un biais original qui ne doit rien à l’uchronie, aux mondes parallèles ou au voyage dans le temps. Par-delà la radicale originalité du projet, on saluera également son audace littéraire, propre à heurter aussi bien les conspirationnistes que les tenants du politiquement correct. Le roman, en ce qu’il a d’inquiétant, c’est-à-dire de remise en cause de repères faussement rassurants, va à l’encontre de la frilosité générale qui semble régner sur l’expression d’art américaine. En témoignage, au moment où sont écrites ces lignes, la polémique orchestrée par certains membres de la communauté artistique afro-américaine contre Dana Schutz, précisément contre son tableau Open Casket peint en 1955 et qui représente Emmett Till, jeune Noir torturé et tué par des suprématistes blancs. Schutz se voit reprocher de s’approprier une douleur qu’elle ne peut saisir puisqu’elle est blanche… Surinterprétation et réécriture de l’histoire sont au cœur du roman de Renner, preuve une fois encore que les littératures de l’Imaginaire, en évoquant l’ailleurs, parviennent à capter l’ici.