Lucius SHEPARD
SUBTERRANEAN PRESS
Critique parue en juillet 2008 dans Bifrost n° 51
Le Viator, un cargo transportant une cargaison indéterminée en provenance de Russie, s’est échoué il y a quelques années sur la côte de l’Alaska, près d’une petite ville du nom de Kaliaska. Wilander, un homme qui émerge doucement après une période difficile — on comprend qu’il a souffert d’alcoolisme et vécu longtemps dans la rue —, y rejoint une équipe déjà en place et prétendument occupée à évaluer l’épave pour le compte d’un dénommé Lunde. Plusieurs choses lui apparaissent comme fort étranges : tous ses coéquipiers sont d’origine scandinave, à l’instar de Lunde et de lui-même ; le navire, lorsqu’il s’est échoué, semblait vouloir foncer droit sur la terre, comme si son pilote avait vu un chenal menant on ne sait où ; loin de travailler dans l’harmonie et l’efficacité, ses collègues s’évitent les uns les autres, et chacun semble obsédé par un objet d’étude bien précis : le métal, le verre, la rouille sur la coque… Bientôt, Wilander entraperçoit les éléments d’une carte et se sent tenu de la dresser.
Mais il est moins obsédé que les autres occupants du navire, car il quitte celui-ci de temps à autre pour rejoindre Arlene, la tenancière du seul bistrot de Kaliaska, dont il est en train de tomber amoureux. Ce qui ne l’empêche pas de céder insidieusement à la folie collective qui s’empare des hommes, mais aussi de la forêt qui les entoure, une forêt aux allures de plus en plus tropicales, où apparaissent des créatures inconnues.
Paru en 2004, une excellente année pour son auteur — elle a vu sortir A Handbook of American Prayer, un de ses meilleurs romans, son recueil Two Trains Running, construit autour de la nouvelle « Le Train noir », et un autre recueil, l’imposant Trujillo and Other Stories, reprenant les plus marquants de ses textes récents —, ce court roman a une histoire éditoriale inachevée : à peine était-il sorti des presses que son auteur annonçait publiquement qu’il n’en était pas satisfait et qu’il comptait le réécrire pour sa réédition au format broché. La réécriture est prête, mais pour ce qui est de la réédition, on attend encore…
A bien des égards, Wilander ressemble à Billy Aller-Simple, le narrateur du « Train noir » ; comme lui, c’est un homme cabossé par la vie, une épave qui saisit la chance de rédemption qui s’offre à lui. Mais là où Billy était précipité dans un autre monde où la lucidité était sa meilleure arme, Wilander, lui, est tenté de se laisser aller à la folie qui, seule, lui ouvrira les portes d’un autre monde des plus séduisant, un monde que ses équipiers et lui sont peut-être en train de créer à partir de leurs fantasmes, d’une épave en mutation et d’un virus aux propriétés hallucinogènes.
Shepard a sans doute raison d’être insatisfait de son roman : si celui-ci contient des passages proprement hallucinatoires, où on passe insensiblement de la nature à la surnature, avec des bonheurs d’écriture à chaque page ou presque, la résolution de l’intrigue laisse un goût d’inachevé (la communauté de langue et de culture entre les ouvriers du Viator demeure inexploitée, par exemple). Néanmoins, tout n’est pas à jeter dans ce livre, dont les personnages, notamment, sont extrêmement fouillés.
Quant à interpréter ce qui se passe ici… Je me hasarderais à voir dans Viator une métaphore (ou une allégorie, carrément) des « paradis artificiels » que nous construisons avec nos livres, nos BD, nos films, nos séries télé ou nos jeux vidéo préférés : chacun des membres de l’équipe se concentre sur un aspect du monde à construire, espérant que les efforts de la collectivité finiront par lui donner le jour. Arlene représenterait alors le seul lien de Wilander avec la réalité, sa seule chance de salut.