La violence et le spectacle, telles sont les valeurs fondamentales de l’Amérique : elles ont fait d’elle une grande puissance mais la conduisent également à sa perte. Le spectacle de la violence ne se résume pas à sa culture populaire largement exportée à travers le monde, mais aux informations télévisées où des tueurs en série, des désaxés, des révoltés et des désespérés, massacrent à grande échelle autour d’eux. Le déclin de l’Amérique vieillissante, qui voit partir ses forces vives à l’étranger, se racornit autour de ce noyau identitaire. À présent, elle se repaît de ces drames en les organisant, de manière contrôlée, sous forme de jeux télévisés. La recette très simple reprend ce que tous regardent « tout le temps à la télévision : un méchant, un héros, puis de la violence qui résout le problème. »
Oubliez Le Prix du danger imaginé par Robert Sheckley, qui est aussi éloigné de ce divertissement que les courses de vachettes le sont de la téléréalité. Désormais, la population des villes ayant passé contrat devient de fait participante d’émissions où les candidats assassins déferlent sur un quartier ou un lieu très fréquenté. Il n’y a pas, le plus souvent, de victime sacrificielle : les gens ont envie de se battre. Chaque intervenant, forces de l’ordre comprises, peut empocher une partie des recettes publicitaires en s’illustrant durant le massacre.
Loin du thriller d’action qu’on peut imaginer, le récit suit John Mc Dean, concepteur du jeu VigilanceTM pour ONT, acronyme de Our Nation’s Truth, tandis qu’il passe en revue ses troupes avant une nouvelle émission, et, à l’autre bout du spectre, une barmaid servant les clients massés devant l’écran télé. Les deux pôles favorisent l’exploration de l’arrière-plan sociopolitique ainsi que la logistique nécessaire à l’organisation et à l’obtention d’images. Ces jeux du cirque où l’arène se prolonge jusqu’aux gradins ne seraient pas possibles sans la technologie actuelle de drones, le travail des IA, les algorithmes omniprésents évaluant l’impact, la pertinence de l’attaque et le profil psychologique du public. À travers cette minutieuse mise en place, Robert Jackson Bennett se penche moins sur les moyens qu’il n’analyse les causes.
Celles-ci ne se limitent pas à la confiscation du leadership par la Chine, désormais première innovatrice en matière de technologie, de solutions environnementales et de conquête spatiale, mais par ce qui fait l’essence même de la nation, à savoir la peur originelle, primitive, d’où découle tout le reste : la paranoïa entraînant la vigilance, laquelle fait de l’auto-défense une vertu. Il n’est pas étonnant, du coup, que le pays construise une mythologie de la violence érigée en spectacle. En elle-même, l’émission est une caricature des maux des États-Unis. Ce mythe est bien sûr mensonger : en témoignent les trucages numériques et manipulations de l’information destinés à arranger la vérité. Comme le nom de la chaîne, le terme même de téléréalité confirme la dissipation de la frontière entre la surenchère médiatique et l’illusion du réel, où le phénomène d’indétermination joue à fond. Le changement de paradigme est aussi dans le fait que l’observateur est désormais indissociable du phénomène. Bennett pousse même le curseur plus loin dans son apocalyptique et ironique conclusion : le monde entier intervient dans cette macabre farce de l’arroseur arrosé.
Le récit, carré, est implacable. Sa narration d’apparence simpliste n’empêche pas la finesse et la subtilité dans les détails. « L’Amérique est morte, John (…) Elle l’est depuis longtemps. Vous l’avez étouffée dans son lit, après quoi vous avez essayé de maquiller son cadavre pour qu’elle ait l’air vivante. » Qu’en reste-t-il ? Le constat de Robert Jackson Bennett est sans appel. Il mérite un score à quatre grenades.