Ricardas GAVELIS
MONSIEUR TOUSSAINT LOUVERTURE
576pp - 24,00 €
Critique parue en juillet 2015 dans Bifrost n° 79
Dans le cahier critique du précédent Bifrost, nous disions à propos de LoveStar que les romans islandais à paraître en français ne sont pas légion, et que ceux à relever des genres qui nous intéressent le sont encore moins. Une remarque tout aussi valable pour le présent Vilnius Poker de Ri?ardas Gavelis, récit venu tout droit de Lituanie — le titre laisse à ce sujet peu d’équivoque — mais qui ne relève de l’Imaginaire que par la bande. On ne pourra que louer ces éditeurs qui vont creuser les veines des littératures de genre au-delà du seul monde anglophone…
Selon la légende, Vilnius aurait été fondée au XIVe siècle après que le grand-duc de Lituanie, Gediminas, se fut assoupi au pied d’une colline : le souverain aurait rêvé d’un loup de fer aux hurlements puissants. Un prêtre païen expliqua au grand-duc que ce rêve lui enjoignait d’édifier en ce lieu, à la confluence de la Vilnia et de la Néris, une capitale, laquelle acquerrait une grande renommée. Par la suite, cependant, dans le monde de l’éveil, la ville va basculer sous l’influence de la Pologne voisine, avant d’être intégrée à l’Empire russe. Si la Lituanie acquiert une brève indépendance entre 1918 et 1940, Vilnius demeure en territoire polonais. Après son intégration forcée au sein de l’URSS, ce pays balte n’acquiert finalement son indépendance qu’en 1990. Voilà pour le rappel historique, pas forcément inutile pour appréhender Vilnius Poker, roman qui s’inscrit en plein dans l’histoire complexe de la Lituanie.
Vilnius Poker suit l’itinéraire de Vytautas Vargalys. Dernier membre de sa lignée, rescapé du goulag, il travaille désormais en tant que bibliothécaire et se désole de voir son pays croupir sous Leur joug. Ils sont partout : Ils, ceux que Vytautas appelle les « kanuk’ai », dont le but est de « kanuk’er » le monde. C’est-à-dire asservir les peuples et engourdir les esprits. Envers et contre tout, Vytautas, dont la paranoïa est une seconde nature, veut protéger son amour, la belle Lolita — mais n’est-il pas déjà trop tard ?
Roman polyphonique, Vilnius Poker est narré tour à tour par Vytautas (pour l’essentiel du texte) puis par ses proches (plus brièvement). Il y a Martynas, fasciné par le concept d’homo lithuanicus contre celui d’homo sovieticus, qui revient sur le passé de son ami. Il y a Stefa, d’origine polono-biélorusse et qui peine à s’intégrer à Vilnius. Et il y a Gediminas, le meilleur ami de Vytautas, qui a fini réincarné en chien — drôle de destin pour celui qui porte le prénom du grand-duc… Mais en définitive, le personnage central du roman n’est autre que Vilnius elle-même, « la frontière où s’affrontent l’expansionnisme russe et l’esprit européen », où « chaque maison, chaque intersection est à la fois le tableau de la vie d’antan et celui de la catalepsie contemporaine », ville que Vytautas qualifie pourtant de « nécropole mentale ».
Vytautas, Gediminas : rien d’étonnant à ce que les protagonistes portent les prénoms des deux souverains les plus prestigieux de la Lituanie. Vilnius Poker se veut le roman d’une nation qui a courbé l’échine pendant des siècles et qui continuait de le faire au moment de la rédaction dudit texte. Volontiers sarcastique, le portrait est à charge contre les Lituaniens, dont l’auteur fustige avec ironie la passivité et le fatalisme.
Premier roman de Ri?ardas Gavelis, publié en 1989, Vilnius Poker s’avère d’une lecture intense et ardue. L’intrigue y est minimale, le fantastique se situe à la toute marge, et éprouver un minimum d’intérêt pour la Lituanie semble un prérequis. Mais on tient là un grand roman, transcendant les genres. Pourvu que Monsieur Toussaint Louverture continue à nous proposer des livres de cet acabit.