[Critique commune à Vision aveugle, Échopraxie et aux nouvelles rattachées.]
Le 13 février 2082, jour du Premier Contact, 65 536 « lucioles » brûlent dans le ciel, remplissant de hurlements une grande partie du spectre électromagnétique. Cela n’aura duré que quelques secondes. L’humanité s’est fait photographier le pantalon en bas des chevilles. Et en cette fin de siècle, la photo de famille n’est pas belle à voir. Une Singularité dure, option Humaxit, est en marche. C’est une déclinaison dystopique du rêve transhumaniste, avec une inspiration revendiquée du côté d’ Accelerando de Charles Stross, qui vire à la posthumanité. Alors qu’une partie d’Homo sapiens a décidé de quitter le théâtre des opérations pour aller goûter à l’immortalité numérique dans le monde virtuel du Paradis, l’autre fraye au purgatoire du monde réel. Les sectes pullulent, les forces armées s’ébattent dans des conflits où personne ne sait plus qui est l’ennemi, et le génie génétique est devenu fou. On se flingue joyeusement le cerveau à grands coups de scalpel, d’implants, de drogues dures, de recâblage et de virus synthétiques. Accessoirement, on flingue aussi les IA naissantes et les pays voisins. La Terre a pris cher : la majeure partie de la vie sauvage a disparu, l’agriculture est en berne, et on peine à trouver quelque part un bout de génome non pollué ; le climat se rejoue la deuxième loi de la thermodynamique en mode symphonie hardcore. Bienvenue dans le monde enchanté de « Blindopraxia » (tel que Peter Watts le nomme).
Le moment du doute sur soi-même n’est pas le meilleur pour être confronté à l’autre. C’est pourtant ce moment que choisit Peter Watts pour imposer au monde une présence dont la nature profondément étrangère sera le catalyseur d’une vaste introspection. Le jour des lucioles colle une bonne gueule de bois à l’humanité qui décide, au moins temporairement, de s’unir face à une menace dont personne ne connait exactement la nature. Un satellite de surveillance capte une émission radio dont la source est une comète et le destinataire inconnu. Deux premières vagues de sondes sont envoyées jusqu’aux confins du Système solaire, dans le nuage d’Oort, suivies d’un vaisseau habité, le Thésée.
Équipier du Thésée et narrateur de Vision aveugle , Siri Keeton a survécu enfant à un attentat visant son père, le colonel Jim Moore, attentat dont il sort amputé de la partie du cerveau permettant l’empathie et le vécu émotionnel. Aidé d’implants cybernétiques, Siri Keeton devient synthète : il fait l’expérience du monde de manière objective, décryptant les comportements, les situations et les rendant lisibles. Il est le parangon d’une vision réductionniste de la conscience où tout n’est que chimie ionique et synaptique. Conscience ? C’est le thème central de Vision aveugle. Lorsque Peter Watts ouvre son livre sur l’injonction « Imaginez que vous êtes Siri Keeton », il ne s’agit pas là d’un effet de style ou d’un incipit amical – il n’y a rien d’amical dans ce roman –, mais d’une convocation à une expérience de pensée. Si tout roman de science-fiction est en soi une expérience de pensée, le Canadien ne fait pas dans le pantonyme mais propose une hard SF musclée à force de séances quotidiennes passées à soulever la fonte des articles scientifiques, avec les dents, pendant dix ans. Il passe la conscience au scalpel et tout ce qu’il découvre, il va le dire à travers une galerie de personnages ciselés avec une précision atomique. Siri Keeton fera le récit des évènements qui vont se dérouler dans le nuage d’Oort. Vision aveugle est son témoignage.
Le Thésée est dirigé par une intelligence artificielle, le Capitaine. Une IA sans conscience interfacée avec le commandant exécutif Jukka Sarasti. Ce dernier est un Homo vampiris, une race de prédateurs du Pléistocène qui a divergé d’Homo sapiens il y a quelques centaines de milliers d’années, et dont la branche s’est éteinte à cause d’une tendance prononcée à la sociopathie et d’un méchant bug de la perception qui la rend hypersensible aux angles droits. Recréé par le génie génétique, Sarasti est une intelligence supérieure capable de gérer de vastes quantités de données. Il a aussi tendance à faire flipper tout le monde. Il y a aussi Amanda Bates, la militaire augmentée et pacifiste, aux commandes d’une flottille de drones militarisés ; Robert Cunnigham, un biologiste cyborg doté de la capacité de percevoir les choses de l’extérieur ; Susan Bates, surnommée le Gang, linguiste habitée par plusieurs personnalités et donc dotée d’une conscience collective. Ces personnages sont les modèles théoriques de formes de conscience qui vont s’animer lors du Second Contact, lorsqu’ils vont découvrir et interagir avec l’entité extraterrestre Rorschach. Avec Rorschach, Peter Watts fait une distinction radicale entre intelligence et conscience. Rorschach a l’intelligence d’une planète et la conscience d’un caillou. Face à lui, le degré de liberté, de libre arbitre, dont chacun des membres de l’équipage du Thésée va faire l’expérience, est inversement proportionnel à son niveau de conscience. En fin de compte, l’histoire va se résoudre en un conflit entre deux entités intelligentes mais non conscientes. Peter Watts l’affirme : la conscience est une impasse de l’évolution, mère de toutes les illusions, dont celle du libre arbitre. Derrière ce démontage en règle, on devine l’influence d’auteurs comme le philosophe Daniel Dennett ou le spécialiste des neurosciences Sam Harris.
Pendant ce temps, sur Terre, le colonel Jim Moore se confronte aux esprits de ruche dans la nouvelle « Le Colonel » ( Au-delà du Gouffre). Ces intelligences collectives post-humanistes aux capacités intellectuelles et stratégiques méconnues affolent les dirigeants du monde. Moore va rencontrer Lianna Lutterodt, ambassadrice de la secte des bicaméraux, des post-humains qui se sont faits recâbler les deux hémisphères cérébraux et mettent en commun leur intelligence pour ne plus en former qu’une. Une intelligence dépassant largement le génie humain traditionnel et qui leur permet, via la transe mystique, d’accéder à la compréhension des lois qui sous-tendent la physique de l’univers. En somme : des moines scientifiques qui croient percevoir Dieu dans une tasse de café mais sont incapables de traverser seuls la rue. Les bicaméraux vont offrir au colonel une information sur le Thésée qui va le faire abandonner son poste et rejoindre leur monastère dans le désert de l’Oregon…
Si vous pensiez jusqu’ici avoir tout compris à Vision aveugle, Peter Watts va s’occuper de vous faire ravaler vos prétentions avec Échopraxie. Nous sommes maintenant en 2096. Depuis quatorze ans, la situation sur Terre s’est dégradée ; la planète est ravagée par des pathogènes synthétiques échappant à tout contrôle et certains transforment les populations touchées en zombies. Comme pour les vampires, on est ici loin des zombies de pacotille qui se trainent en bavant dans les studios hollywoodiens. On parle de p-zombies, de zombies philosophiques, êtres sans émotions et sans conscience. N’oubliez pas chez qui vous êtes. Peter Watts vous le rappelle d’ailleurs dans la nouvelle « ZeroS », publiée dans le présent numéro de Bifrost, et qui raconte de l’intérieur l’expérience des zombies militaires. Elle révèle aussi à quel point le colonel Jim Moore, encore simple lieutenant dans ce texte, s’y connaît en zombies.
Personnage principal d’Échopraxie, Daniel Brüks est un humain de souche. Pas une augmentation, pas un coup de scalpel, pas un implant. Il est aussi parasitologue. Lui-même responsable d’un incident épidémique qui a soulagé la planète de quelques milliers d’âmes, il parcourt désormais le désert de l’Oregon à la recherche de génomes sauvages qui ne seraient pas infectés par de l’ADN synthétique. En vain. Son terrain de jeu se trouve à proximité du monastère des bicaméraux. Vous suivez ? Vous voyez comment les choses s’imbriquent les unes dans les autres ? Et ça ne fait que commencer. Tenez-vous bien. Tenez-vous mieux, car à partir de là Peter va faire péter les Watts.
Par une nuit de tempête tout à fait artificielle, les choses partent en vrille pour le pauvre Dan qui se réfugie dans le monastère alors que le monde autour de lui subit le feu vengeur. Échappant à la destruction du monastère, il se retrouve embarqué à bord du Couronne d’épines (du nom d’un échinoderme, vie marine primaire non consciente…) qui fonce vers le Soleil, ou plus précisément vers Icare, cet immense panneau solaire qui alimente en énergie la Terre. Là, quelque chose attend. Avec lui : une poignée de bicaméraux, vivants mais mal en point, Lianna Lutterodt, leur ambassadrice, Rakshi Sengupta, la pilote énervée du Couronne, la charmante Valérie, une vampire échappée d’un laboratoire et qui fait elle aussi flipper tout le monde, les quatre militaires zombies qui lui servent de gardes du corps, et l’incontournable colonel Jim Moore qui montre dans ce cycle, allez savoir pourquoi, un talent certain pour toujours se trouver dans les mauvais plans.
Finis les examens de conscience : Peter Watts en a clos le débat dans Vision aveugle. Échopraxie fait l’examen du libre arbitre face à l’intelligence. Ou de l’intelligence face à l’absence de libre arbitre. Le Canadien questionne à nouveau ce qui fait l’humanité, ses forces et ses faiblesses. Surtout ses faiblesses. Il aborde la question de la foi face à la science, de la pensée religieuse comme d’un trouble, et se demande si la pensée scientifique n’est pas moins dénuée de tares. Si, dans Vision aveugle, il faisait de la conscience une impasse de l’évolution, dans Échopraxie, il fait de Dieu un virus, et de la vie dans l’univers un bug dans les lois physiques. À plus d’un niveau, les deux romans fonctionnent en miroir d’un de l’autre. Dans ce duo, la vision aveugle est à la conscience ce que l’échopraxie est à la volonté. Lorsque Siri Keeton effectue un voyage vers l’extérieur – le nuage d’Oort –, celui de Daniel Brüks se fait vers l’intérieur – le Soleil. Lorsque Siri, humain incomplet et augmenté, trouve son humanité au bout du voyage, Dan, lui l’humain de souche… non, rien. Dan est « le cafard », le parasite inutile entouré d’intelligences très supérieures à la sienne. Échopraxie est le récit d’un homme qui voit son monde disparaitre au profit d’un autre qu’il ne comprend pas. Et très logiquement, cela participe à la difficulté de lecture du roman. Dans Vision aveugle, le lecteur s’accroche au récit circonstancié de Keeton. Dans Échopraxie, ce que Dan ne peut comprendre, vous ne le comprendrez pas plus. S’il est inconscient (ce qui lui arrive souvent), vous ne saurez rien de ce qui se passe pendant ce temps. Pas de narrateur omniscient qui vienne à votre secours. Il faut donc être attentif aux détails, aux paroles ou pensées pour saisir le fil d’Ariane d’une histoire complexe dans laquelle beaucoup de ce qui se déroule nous est inaccessible, et où l’existence même du récit de Siri Keeton est remise en cause. Il faudra prêter attention à qui manipule quoi. La fin du roman est aussi obscure au premier abord que sublime une fois qu’on l’a comprise. Pour cela, il faudra peut-être relire les vingt dernières pages, et se demander qui est ce prophète qui guide son peuple à travers le désert entre les piliers de feu. Il faudra aussi comprendre que la chronologie de Vision aveugle englobe celle d’Échopraxie , que ce dernier ne se déroule pas après Vision aveugle, mais pendant. Il faudra prendre le temps de la lecture pour savourer le joyau.
L’ensemble constitué de Vision Aveugle et Échopraxie, auxquels on se doit d’ajouter les nouvelles« Le Colonel » et « ZeroS » (passons sur la nouvelle« Orientation Day », anecdotique et vampirique préquelle à Échopraxie, dont l’auteur est si peu fier qu’il préfère qu’on l’oublie), est un monument de hard SF : glorieusement haut, aux fondations profondes, à mille facettes, labyrinthique à souhait et intensément sombre. Si Greg Egan est le pape de la hard SF, Peter Watts est celui de la dark hard SF. On pourra reprocher à Vision aveugle et Échopraxie d’être d’un accès difficile, mais l’ensemble relève du chef-d’œuvre. Il n’est d’ailleurs pas complet, cet ouvrage. Il reste encore à Peter Watts un troisième roman à écrire. Il l’a dit. On sera au rendez-vous.