Clifford Donald SIMAK
J'AI LU
384pp - 7,00 €
Critique parue en octobre 1997 dans Bifrost n° 6
La quatrième de couverture de ce nouveau recueil de Clifford D. Simak sonne agréablement à nos oreilles. La présentation de l'auteur, décédé il y près de dix ans, est une véritable déclaration de foi : « [Simak] demeure l'un des plus célèbres écrivains américains de Science-Fiction. Son univers n'a ni âge ni frontières… ». On ne saurait mieux dire et c'est sans la moindre nuance que nous adhérons à cette affirmation. Le public ne s'y est d'ailleurs pas trompé : Clifford D. Simak est l'un des auteurs les plus présents dans ce que l'on pourrait nommer l'excellente partie « classique » du catalogue J'ai lu, et ses livres sont régulièrement réimprimés. Sauf omission de ma part, Visions d'Antan est le dix-huitième opus simakien dans la collection.
Ce recueil de quatre novellas s'ouvre par le texte titre : « Visions d'Antan » (« So bright the vision »), paru à l'origine en août 1956, dans Fantastic Universe. L'idée de base est intéressante : les Terriens sont les seules créatures intelligentes de la galaxie capables de mentir. Partout ailleurs, dire la vérité va de soi — le contraire n'est même pas envisageable, cela relèverait d'une aberration mentale impossible à imaginer. Étonnant ! me direz-vous. À l'évidence, armés d'un tel don, les Terriens sont aisément devenus les maîtres incontestés de l'univers ? Eh bien non. La Terre est restée une planète minable. Par contre, la capacité à mentir — donc à affabuler et à raconter n'importe quoi — a conduit la Terre à se spécialiser dans un unique produit d'exportation : les livres. Tous les Terriens vivent de la littérature : des écrivains qui produisent du « sur mesure » pour chacun des peuples de la galaxies, aux imprimeurs, en passant par les tenanciers des pensions de famille où logent nos littérateurs et les revendeurs de machines à écrire toujours plus perfectionnées. Notre planète est devenue une colossale usine à fiction. De ses astroports s'envolent des vaisseaux spatiaux à destination des quatre coins de la galaxie, leurs cales bourrés de bouquins. « Visions d'Antan » est le récit de la vie, plutôt peu reluisante, d'un écrivain populaire du futur, catégorie tâcheron.
Détail étonnant pour l'époque, cette novella intègre une manière de boucle interne. Le personnage principal découvre une étrange créature extraterrestre : une simple couverture possédant une ébauche de visage. Cette péripétie est capitale : elle amène le héros à comprendre qu'il peut écrire en se passant de l'assistanat des machines. Cette créature a été fabriquée par des extraterrestres experts en bricolage biologique, à partir d'un récit de S-F des années 50 dans lequel elle est imaginée et décrite par un auteur depuis longtemps disparu (le récit se passe plusieurs siècles dans le futur). Ce récit est bien entendu celui que le lecteur est en train de lire. Étonnant clin d'œil à ce que l'on baptisera plus tard la post-modernité, de la part d'un auteur en avance sur les procédés narratifs et la synopsistique de son temps.
Cette novella de Simak est bien entendu une totale réussite. Mais pour tout dire, je me demande quel lecteur d'aujourd'hui saura la savourer comme elle mérite de l'être — qui peut sauter au plafond en lisant « Visions d'antan », à part un écrivain de S-F pervers qui se doublerait d'un fan inconditionnel de la S-F d'hier « à la Simak » ? En comptant Jacques Sadoul, directeur de la collection qui accueille ce recueil, nous sommes au moins deux…
Le thème de la seconde novella du recueil est hélas résumé dans son titre : « Génération terminus » (« Spacebred Generation », reprise en recueil sous le titre « Target Generation »), parue à l'origine en août 1953, dans Science Fiction Plus. Il s'agit de la longue errance d'un vaisseau spatial à la recherche d'une planète habitable. Ses passagers sont les lointains descendants des pionniers embarqués, Ayant tout oublié de leur origine, ils vivent dans un univers clos régi par un système religieux oppressif. Le texte commence à l'instant où le vaisseau se remet brusquement en route, à l'approche d'un système solaire. Un unique membre de la communauté humaine possède la clé de la Vérité. Il est bientôt considéré comme un hérétique. Disons, pour résumer, qu'un lecteur de S-F normalement constitué a tout compris dès la troisième page. Le problème est que ce texte long et statique en compte quatre-vingt.
Il n'est pas inutile de préciser que cette novella a été publiée par Hugo Gernsback, lors de son retour sur la scène éditoriale, dans les années cinquante. Le problème du fondateur de la « scientifiction » est que ses conceptions du genre et de son rôle (social, culturel, politique…) n'ont pas évolué depuis la seconde moitié des années vingt, lorsqu'il lança Amazing Stories et son armada de pulps associés : Air Wonder Stories, Science Wonder Stories, Amazing Stories Quarterly, Wonder Stories… Gernsback n'a pas su (ou pas voulu) intégrer les révolutions menées sous F. Orlin Tremaine puis John W Campbell dans Astounding Stories, dans les années trente et quarante. Et il n'a probablement rien compris à ce qui s'est passé à partir de 1949 dans F&SF puis Galaxy.
Publiée vingt ans plus tôt dans Amazing Stories ou Thrilling Wonder Stories, « Generation terminus » aurait peut-être pris rang de classique. En 1953, après quinze ans de domination de l'Astounding campbellien sur le genre et la publication de nouvelles comme « Universe » (1941) de Robert Heinlein, cette novella était déjà d'une lecture transparente et d'un inintérêt notoire ! L'histoire ne dit toutefois pas si Simak a rédigé là un texte sur mesure pour Gernsback, connaissant l'archaïsme de ses goûts littéraires, ou s'il s'agissait, à l'époque, d'un fond de tiroir déjà ancien.
Visions d'Antan s'achève sur une troisième novella datant des années cinquante, « L'immigrant » (« Immigrant »), parue à l'origine dans Astounding SF, en mars 1954.
Découverte par hasard, la planète Kimon est un véritable paradis, peuplé d'extraterrestres humanoïdes parfaits à tous points de vue : d'une beauté à couper le souffle, dotés de pouvoirs psy étendus, ils possèdent une intelligence sans commune mesure avec celle des Terriens. Un accord saugrenu est passé entre Kimon et la Terre. Alors que les Kimoniens refusent d'établir le moindre rapport diplomatique avec les Terriens, peuple jugé barbare, ils acceptent que l'élite de la Terre émigre sur Kimon. Attirés par des conditions de vie idylliques et des salaires pharamineux, les candidats sont légion. Mais la sélection est sévère : il faut avoir un QI supérieur à 160 pour se présenter à un concours à l'issue duquel seul un candidat sur mille est déclaré « bon pour l'immigration ». La novella débute avec l'arrivée sur Kimon d'un nouvel immigrant. Celui-ci ne tarde pas à découvrir que la réalité est loin d'être conforme aux descriptions données par les exilés — pourtant, aucun d'entre eux ne souhaite revenir sur Terre.
« L'immigrant » est un texte typiquement campbellien, nourri des préoccupations et états d'âme du rédacteur en chef d'Astounding SF. De nombreux motifs du scénario témoignent de l'influence sur Simak de cet élitiste forcené qu'était John Campbell : du mode de sélection des immigrants — prise en compte de l'inné (le QI) et de l'acquis (la capacité de travail) : être un génie est nécessaire mais non suffisant, il faut aussi être un génie travailleur ! — au retournement final, avec cette foi indestructible dans le « grandiose avenir » et en une humanité perfectible, amenée à tenir son rang dans l'univers au terme d'une évolution passant, entre autres, par l'acquisition de pouvoirs psy — ici : au contact de « maîtres ».
En complément de ces trois textes parus à l'origine entre 1953 et 1956, la novella « La maison des pingouins » fournit un excellent exemple de la production plus tardive de l'auteur — publiée en 1974 dans le premier volume de l'anthologie périodique de Judy-Lynn Del Rey, Stellar, « Auk House » est en effet l'œuvre d'un auteur alors âgé de soixante-dix ans. On retrouve évidemment la thématique habituelle d'un Simak volontiers passéiste et presque toujours nostalgique qui, tout comme son presque alter ego littéraire Jack Finney n'a cessé de proclamer, tout au long de son œuvre, que « Tout était mieux avant ! ». Chez Simak — comme chez Finney — cet « avant » n'est toutefois pas toujours à prendre au premier degré. Si le motif du voyage dans le passé est omniprésent chez l'un comme chez l'autre — de Simak on se contentera de citer Mastodonia — le héros simakien déniche souvent le « bon vieux temps » non dans le passé, mais sur des Terres parallèles ayant suivi une évolution moins catastrophique que la nôtre, Ainsi, la présence de grands pingouins sur la côte nord-américaine — des animaux éteints depuis des siècles — amène les personnages à croire qu'ils ont été envoyés dans le passé ; alors qu'en réalité ils se trouvent sur une Terre parallèle où l'homo sapiens n'est jamais apparu — et n'a donc pas eu davantage l'occasion d'exterminer ces animaux inoffensifs que de piller ces mêmes fragments d'agates que le héros ramassait, enfant, sur les plages peu fréquentées ! Récemment, interviewé sur l'Internet, l'écrivain F. Paul Doster1 a déclaré que, pour lui, le seul intérêt du voyage dans le temps serait de pouvoir remonter de trente ans dans le passé. À cette époque, explique-t-il, les lendemains de tempête, on trouvait sur les plages de l'île de Ré des étoiles de mer et des hippocampes morts, mêlés aux algues arrachées et abandonnées sur le sable humide par le reflux. Il ajoute qu'il y avait également des colonies de macareux, ces oiseaux de mer ventrus, au plumage blanc et noir, avec des gros becs ! En écho au héros simakien qui se plaint de la rareté des agates dans son présent, F. Paul Doster fait remarquer un peu brutalement que la disparition des hippocampes et des macareux est une preuve « qu'on vit dans un monde de merde ».
À chacun ses hippocampes…
« La maison des pingouins » réunit donc le Simak de Mastodonia, fasciné par les temps préhistoriques, et celui de Chaîne autour du soleil, où la possibilité d'utilisation des mondes parallèles est déjà au centre du récit. Mais le temps a passé et l'auteur s'est radicalisé sur le plan politique — dans un sens d'ailleurs inattendu. Il est assez curieux de voir un écrivain qui fut un temps sous influence campbellienne (pas assez longtemps malheureusement pour devenir antiétatique) et qui n'a jamais hésité à donner dans la nostalgie la plus réactionnaire et à mettre en scène le Sud le plus profond — même si c'est pour la bonne cause : relire ce chef d'œuvre absolu qu'est Au carrefour des étoiles, un des dix meilleurs livres de toute l'histoire de la S-F — , prendre sur le tard des positions anticapitalistes aussi tranchées que dans cette novella.
Tant sur le plan de la qualité que sur celui de la période de l'œuvre présentée, Visions d'antan et autres nouvelles est donc un recueil très hétérogène.
On ne manquera pas de faire remarquer que le seul texte inédit, « Génération terminus », est justement celui qui n'a aucun intérêt !
« L'immigrant » est en effet paru sous le même titre, mais dans une autre traduction (Lorris Murail), dans Le Livre d'Or Clifford D. Simak en janvier 1985.
« La maison des pingouins » est paru sous le titre « La maison des grands pingouins », également dans une autre traduction (Francine Mondoloni), dans le recueil Des souris et des robots, dans la collection « Titres SF », en 1981.
« Visions d'antan » est paru sous le titre « La littérature des sphères » et sous une autre traduction (France-Marie Watkins) dans Les Épaves de Tycho, un recueil de Clifford D. Simak paru… dans la même collection (J'ai lu n°808, janvier 1978) !
Certes, rien n'obligeait les Éditions J'ai Lu à préciser en page sommaire que trois des textes ici proposés n'étaient pas inédits, et à donner les références d'édition précédente ; mais y souscrire aurait simplement témoigné d'un certain « respect des lecteurs » — vertu éditoriale bien passée de mode. Ces éditions précédentes étant d'ailleurs épuisées depuis belle lurette, cela n'aurait rien changé (en terme de « vendabilité ») pour les jeunes lecteurs. Et les vieux fans auraient tout de même acquis ce recueil, pour la novella inédite, mais sans la désagréable impression de se faire refiler du matériel recyclé vaguement maquillé. D'autant que publier deux fois le même texte dans la même collection, en en changeant le titre, peut apparaître pour le moins discutable…
Terminons sur deux précisions.
La première est anecdotique : ce recueil n'a rien à voir avec le recueil américain So Bright the Vision — constitué également de quatre nouvelles et dont le texte titre est le même — paru chez Ace, en 1968.
La seconde permettra de conclure de manière positive. Même si vous possédez tous les précédents recueils de Simak, n'hésitez pas à faire l'acquisition de celui-ci pour les relire (ce que j'ai fait). La (re)tra-duction de « Iawa Tate » est incomparablement supérieure à celles des premières éditions, Il s'agit d'une traduction très fluide qui rend parfaitement compte de la beauté du style de Simak, un auteur volontiers contemplatif et dont les longues descriptions sont souvent empreintes d'un mysticisme résolument païen et biocentriste. L'arrivée du personnage principal à la maison des pingouins, sa prise de contact avec l'océan et la nature, sont prétexte à des scènes à couper le souffle. La traductrice (Iawa Tate est bien un nom féminin ?) a su prendre la bonne distance avec le texte original, pour produire un texte français derrière lequel on ne sent pas poindre les tournures anglaises, mais qui reste toutefois fidèle à l'esprit et aux choix esthétiques de l'auteur.
Note :
1. Publié dans Bifrost 04.