Morgane CAUSSARIEU
AU DIABLE VAUVERT
416pp - 22,00 €
Critique parue en janvier 2025 dans Bifrost n° 117
Années 1930, peu de choses semblent avoir changé à Saint-Vit depuis la fin de l’Ancien Régime. On entretient les routines agricoles, s’effrayant toujours des superstitions locales et regardant les étrangers avec méfiance. Dans ce village, la tradition n’a guère été supplantée par la modernité, si ce n’est sur le drap tendu dans l’arrière-salle de l’épicerie locale où le patron a pris l’habitude de projeter des films. Ceux qu’aime Huguette mettent en scène monstres, vampires et autres créatures macabres ou contrefaites apparaissant dans les films produits par les studios Universal. L’horreur de leur existence lui permet d’oublier ses propres misères. Huguette la boiteuse, Huguette la Bancroche est en effet victime des quolibets de ses camarades, mais également de son propre père, un individu rustre, alcoolique et violent, toutes choses la condamnant à une existence solitaire. Jusqu’au jour où on lui confie la tâche de s’occuper d’une créature hybride et sauvage.
Après le vampire (Dans tes veines, in Bifrost n°69) et le loup-garou (Vertèbres, in Bifrost n°105), Morgane Caussarieu poursuit sa recension des monstruosités dont le cinéma fantastique a fait sa matière déviante. Avec Visqueuse, elle choisit de redonner ses lettres de noblesse à une créature un peu oubliée, du moins si l’on n’a pas lu La Vouivre, roman de Marcel Aymé qui a droit à un caméo dans le récit, ou si l’on n’a pas vu dans les salles obscures son adaptation par Georges Wilson. La vouivre ne fait pas partie, en effet, des incarnations les plus connues du bestiaire fantastique. Figure lascive attachée à l’élément liquide, cette femme serpent a pâti de sa nature féminine et reptilienne, se retrouvant associée à la face maléfique de la création par un christianisme jamais en reste lorsqu’il faut exclure. De quoi donner envie de lui rendre justice. Puisant son inspiration aux racines de la légende médiévale de Mélusine, mais aussi dans le spectacle des freak shows importés des États-Unis, Morgane Caussarieu revisite la figure maudite de cette ondine, lui conférant humanité et sensibilité. Elle aborde ainsi les thématiques de la marginalité et de l’identité, tout en mettant en scène la fascination malsaine éprouvée pour l’extraordinaire et l’anormalité. L’autrice nous tend ainsi un miroir, nous amenant à interroger notre propre regard, celui qui nous fait dévisager avec effroi, méfiance ou une curiosité perverse la difformité. Ce faisant, elle dévoile également les zones d’ombre du quotidien, révélant d’autres monstruosités bien plus ordinaires, mais pas moins révoltantes.
Visqueuse confirme ce que l’on sait déjà de Morgane Caussarieu : ce qu’elle aime, ce sont les monstres. Une passion bien contagieuse, rehaussée ici par ses propres dessins. On en redemande.