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Les critiques de Bifrost

Vita Nostra

Vita Nostra

Marina DIATCHENKO, Sergueï DIATCHENKO
L'ATALANTE
26,50 €

Bifrost n° 97

Critique parue en janvier 2020 dans Bifrost n° 97

On n’est pas sérieux quand on a seize ans. On pense à s’amuser, à oublier l’année de cours bien chargée, les études du soir et la réussite imposée aux examens. Alors quand Sacha part avec sa mère en bord de mer pour plusieurs jours, elle ne s’attend certainement pas à voir sa vie basculer d’un coup. Un homme aux lunettes noires l’observe, la suit et finit par l’aborder. Sous la menace – diffuse –, il l’oblige à nager nue tous les matins à quatre heures. Puis à courir aussi tôt devant chez elle en plein hiver et à uriner dans un buisson. Tous les jours. Sinon… Un accident dans son entourage ? Des problèmes de santé chez ses proches ? Sacha est trop terrifiée pour s’opposer. Même si ces exigences semblent folles, dépourvues de sens. Or, un jour, l’inconnu inquiétant lui annonce qu’elle est admise à l’Institut des technologies spéciales pour y poursuivre ses études – dans un bled paumé au milieu de rien. Pour celle qui était promise à une école bien plus prestigieuse, c’est la douche froide. Pourtant, toujours à cause des menaces, en dépit des réticences de sa mère, de ses propres inquiétudes, Sacha accepte…

Pour découvrir la SF russe en France… mieux vaut lire le russe. À part les frères Strougatski (indispensables, mais qui datent un peu), quelques anciens classiques et l’inévitable Dmitri Gloukhovski, pas grand-chose à se mettre sous la dent. Patrice Lajoye a produit plusieurs anthologies et écrit un essai, quelques nouvelles paraissent de-ci de-là, mais malgré ses efforts le bilan reste maigre. Aussi la présente publication chez l’Atalante, d’un texte assez récent qui plus est (2007), doit avant tout être saluée pour ce qu’elle est : une ouverture bienvenue. D’autant que la maison d’édition nantaise a visé juste avec cette trilogie (deux autres tomes, indépendants, mais dans la même thématique de la métamorphose, paraîtront sous peu). Vita nostra surprend, au premier abord, par sa rudesse, sa violence feutrée : on évolue ici bien loin du petit monde habituel des magiciens ; pas de Harry Potter au détour d’un couloir. La Brakebills des Magiciens de Lev Grossman semble gentillette face à l’âpreté du quotidien de Sacha. D’ailleurs, a-t-on vraiment affaire à de la magie ? Qu’enseigne-t-on réellement à Torpa, dans cet Institut des technologies spéciales ?

La ville en question paraît située aux confins de la carte. Le train qui y mène semble surgi d’un autre âge, baigné de cette poussière bureaucratique associée au système soviétique qui perdure çà et là. Dans ce trou perdu, les téléphones portables sont rares et il faut faire la queue au bureau de poste pour joindre sa famille. Quant à l’école où atterrit Sacha, elle est banale et vieillotte. Les chambres sont vétustes, le froid règne, un carreau brisé n’est pas remplacé. Mais surtout domine l’angoisse de ne rien comprendre. Les autres étudiants sont étranges, parfois mutilés, ils ne répondent à aucune interrogation. Les professeurs ne font rien pour éclaircir les mystères. Durs, sans pitié, ils maintiennent la pression et avant tout le secret. Y compris pour le lecteur, traîné dans les pas de Sacha au sein de cette ignorance. Mais, et c’est le tour de force des Diatchenko, sans ressentir la moindre lassitude, sans jamais imaginer abandonner le roman. On accepte les silences de l’institution, on souffre des humiliations de l’héroïne, de ses mises en danger. Les révélations, la compréhension arrivent peu à peu, lentement, comme le savoir se met en place, comme les métamorphoses interviennent… Elles nourrissent le besoin de poursuivre, maintiennent l’équilibre subtil nécessaire à l’adhésion.

Vita nostra est une lecture enthousiasmante et glaçante à la fois, une vraie découverte. Une raison supplémentaire pour espérer des publications plus régulières des talents venus de l’Est. Et rapidement, car vita nostra brevis est.

Raphaël GAUDIN

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