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Les critiques de Bifrost

Vivre dans le feu

Antoine VOLODINE
SEUIL
176pp - 19,00 €

Critique parue en juillet 2024 dans Bifrost n° 115

Ainsi qu’on l’annonçait dans notre cent-cinquième livraison à propos des Filles de Monroe d’Antoine Volodine, l’univers littéraire du « post-exotisme » (selon la formule de l’auteur) va bientôt s’éteindre… Vivre dans le feu forme en effet le 47e volume d’un extraordinaire cycle à la fois fantastique et science-fictionnel, initié avec Biographie comparée de Jorian Murgrave (1985), et devant in fine n’en compter pas plus de quarante-neuf. Tel est en tout cas la borne (sans doute porteuse de quelque ésotérique symbolique ?) fixée par Volodine lui-même. Un chiffre terminal que ne contestent pas les autres plumes du post-exotisme que sont Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kronauer et Infernus Iohannes. Sans doute parce que celles-ci ne sont qu’autant d’hétéronymes d’Antoine Volodine lui-même, l’unique démiurge de la geste post-exotique… Quant aux hallucinantes contrées s’y déployant, rappelons qu’elles annoncent un futur à la proximité incertaine, s’étendant sans plus de précision spatiale entre notre très (très) basse Terre et le Bardo, un au-delà tout sauf paradisiaque. L’une et l’autre portent en effet les stigmates apocalyptiques d’une litanie de siècles de guerres étranges, à la fois nucléaires et magiques, assorties d’une horreur génocidaire elle-même empreinte de surnaturel. Les responsables en sont des forces mi-politiques, mi-chamaniques, mutant sans cesse à la manière de cellules cancéreuses, trouvant leurs origines dans les totalitarismes du xxe siècle comme dans les croyances les plus archaïques. Dans ce monde à jamais agonisant, l’humanité n’en finit elle-même pas de mourir, ayant dépassé tout espoir de survie. Mais en ces enfers terrestres comme dans les limbes post-exotiques, parfois, l’amour éclaire fugitivement l’obscure destinée des derniers des femmes et des hommes. À moins que ces heureuses mais fugaces lueurs ne soient jetées par un improbable embrasement poétique au cœur des ténèbres…

Ainsi en va-t-il dans Vivre dans le feu, dernier roman à paraître sous le nom de Volodine. On y retrouve un certain Sam, originaire d’une région de steppes aux allures confusément eurasiennes, dominée entre autres éminences absentes de nos atlas par « des montagnes qu’on appelle les “Quinze jumelles noires”. » Devenu soldat d’un énième affrontement faisant suite à tant d’autres, Sam voit, à l’orée du roman, s’abattre sur lui un nuage de napalm. « S’abriter ? Fuir ? Chercher un abri est une pauvre idée absurde. Se mettre à courir n’a aucune signification. » Sonnant a priori comme une capitulation face à l’incandescent destin, ces pensées se formant alors dans l’esprit de Sam révèlent au contraire une singulière vitalité. Car le guerrier en voie de carbonisation a auparavant appris à Vivre dans le feu… Il doit ce don salvateur à l’éducation sorcière prodiguée, entre autres initiatrices, par les « grands-mères » Padaraya et Wolfong ou bien encore les « tantes » Sogone et Zam. Dans ce clan matriarcal, ces désignations familiales dénotent des liens que l’on devine non pas de sang mais en réalité hiérarchiques. Le nombre des « grands-mères » de Sam est en effet supérieur à deux, celles-ci se multipliant au fur et à mesure du récit qu’il fait de son « habituation au feu ». Adoptant la forme idiosyncratiquement volodinienne d’une succession de « narrats » (de lapidaires récits aux cours narratifs abruptement interrompus), cette évocation marie de splendide manière les sortilèges de l’occultisme à ceux de la littérature. Car, comme en témoigne « Chov mokrun alnaoblag », titre incantatoire du plus saisissant de ces narrats, c’est avant tout à la force esthétique du Verbe que Sam doit sa miraculeuse propension à Vivre dans le feu

Pierre CHARREL

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