On sait que Stephen Baxter, avant de se consacrer à l’écriture, fut un astronaute frustré ; rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’il ait livré une « trilogie de la NASA » (informelle, chaque volume étant indépendant), dans laquelle il questionne la conquête de l’espace. Voyage en est le premier volume (les suivants étant Titan et Poussière de lune), et il est pour le moins éloquent à cet égard. Cette vaste fresque de science-fiction hard science ultra documentée et réaliste (ne faites donc pas attention aux couvertures, qui n’ont absolument rien à voir avec le contenu…) joue en effet la carte de l’uchronie subtile pour proposer une vision aussi lucide que fascinante de ce qui aurait pu advenir si la NASA, après l’alunissage historique d’Apollo 11, ne s’était pas désintéressée des vols habités, et, plus précisément, avait lancé un vaste et complexe programme destiné à envoyer des astronautes sur Mars avant la fin du XXe siècle.
L’histoire que nous conte Stephen Baxter ne diverge de la nôtre que par petites touches en apparence anodines, mais pourtant décisives, la survie de John Fitzgerald Kennedy à l’attentat du 22 novembre 1963 n’étant pas la moindre. En effet, quand Neil Armstrong et Joe Muldoon (exit Buzz Aldrin…) posent le pied sur notre satellite en 1969, ce qui représente l’apogée du programme spatial américain, JFK est aux côtés de Nixon (malgré leur « inimitié »…) pour les féliciter et, en direct, lancer l’idée du vol habité à destination de Mars comme prochaine étape à franchir, à plus ou moins long terme. Ce qui chamboule totalement la conquête de l’espace versant américain telle que nous l’avons connue : la NASA fait ainsi l’impasse sur la navette spatiale, par exemple, et les sondes automatisées en pâtissent également.
Le roman alterne entre deux lignes narratives : l’une, très simple, évoque, au milieu des années 1980, le vol pour Mars des trois astronautes Phil Stone, Ralph Gershon et Natalie York (cette dernière, une géologue à l’origine, étant probablement le personnage central du roman) à bord du vaisseau Arès ; l’autre, bien plus complexe et « chorale », traite de tous les préparatifs de ce vol historique depuis 1969, et fait intervenir un très grand nombre de personnages fort variés, dont il serait vain de vouloir dresser la liste : astronautes, ingénieurs, chercheurs, administrateurs, etc., qui ont tous joué leur rôle dans la préparation de cette expédition martienne.
Si le démarrage est un peu laborieux, notamment du fait d’un style médiocre assez typique de l’auteur, a fortiori dans ses plus anciennes productions, et d’une tendance à l’abus de jargon ultratechnique, Voyage séduit néanmoins rapidement par son ambition à la limite de la mégalomanie et la somme de recherches qu’il représente. On sent que Stephen Baxter s’est extrêmement documenté pour livrer au final une vision aussi lucide et réaliste que possible d’une conquête de l’espace « autre ». Et le résultat est aussi fascinant qu’intelligent.
Ici, comme dans bon nombre de ses romans, Baxter s’avère un authentique maître du sense of wonder. La science et la technologie s’allient pour faire rêver le lecteur, qui veut croire en la possibilité (avortée…) de cette expédition martienne. Il faut dire que tout dans Voyage se montre plausible ; la ligne historique divergente traitée par l’auteur, documents à l’appui, ne paraît pas invraisemblable, loin de là, et on ne peut s’empêcher, à la lecture de ce pavé, de regretter « la perte de Mars » explicitée en postface…
Et pourtant, Voyage se révèle autrement plus subtil qu’une simple rêverie sur les vols habités post-Apollo. La science « dure » et la technologie sont en effet mises en rapport avec le politique et l’économique de façon extrêmement pertinente — la vision que nous livre l’auteur de ce programme à long terme est globale —, et le propos de Baxter est plus ambigu qu’il n’y paraît au premier abord. Il livre en effet au passage une réflexion passionnante sur l’intérêt tout relatif des vols habités, qui vient quelque peu refroidir le rêveur qui sommeille en tout lecteur de SF. Voyage n’est qu’en apparence une apologie de cette conquête de l’espace différente, dont la pertinence à tous égards est fort intelligemment questionnée. D’autant que Baxter nous montre aussi ce qu’une telle ambition peut avoir de destructeur, voire de tragique, pour les principaux intéressés.
Dès lors, le bilan est sans appel : malgré quelques défauts sur lesquels on ne saurait totalement faire l’impasse (tenant notamment au style médiocre et à des personnages pas toujours très bien campés — Natalie York comprise, qui est pour le moins insupportable), Voyage constitue bel et bien un modèle de SF hard science aussi intelligente que palpitante, une preuve supplémentaire du talent de son auteur pour le sense of wonder à l’état pur. Brillant, enthousiasmant (et en même temps un brin déprimant…), ce premier roman de la « trilogie de la NASA » est une remarquable machine à rêver, les pieds sur terre et la tête dans les étoiles.