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Les critiques de Bifrost

Voyage vers la planète rouge

Terry BISSON
LE BÉLIAL'
232pp - 12,00 €

Critique parue en juillet 2001 dans Bifrost n° 23

Les contraintes économiques détruisent souvent les rêves. On le constate avec Mars, qui est l'objet de nombreuses conquêtes littéraires et cinématographiques mais qui, dans la réalité, achoppe sur les problèmes financiers. C'est encore plus vrai dans l'univers de Terry Bisson, ou une Grande Récession a conduit les gouvernements à la faillite, laissant le champ aux grandes sociétés, elles-mêmes constamment menacées de restructurations, d'OPA et de rachats inopinés.

Qu'à cela ne tienne ! Iconoclaste avéré et optimiste déjanté, Terry Bisson va nous faire rêver malgré tout, de façon certes plus modeste que Kim Stanley Robinson, mais aussi plus sarcastique. C'est Hollywood qui financera l'épopée martienne, en allant tourner un film sur place, utilisant pour la circonstance une caméra révolutionnaire qui rend presque obsolètes les acteurs : il lui suffit d'enregistrer quelques mimiques et attitudes pour numériser un long métrage à partir de ces informations… Une caméra interdite sur Terre mais indispensable sur Mars, eu égard à la courte durée du tournage sur la planète. Les stars savent en effet se protéger : à présent qu'il n'est plus nécessaire de savoir jouer la comédie, on naît acteur ; les prodiges sans lien de parenté avec une vedette confirmée peuvent aller se rhabiller.

L'intrigue de base n'est pas si délirante : les russes avaient également songé à louer Mir à l'industrie cinématographique. Mais ce mode de financement braque les projecteurs sur le film et non sur l'expédition, qui se déroule dans l'indifférence générale, à l'exception des potins sur les acteurs.

« Il me semble entendre des acclamations ? remarqua-t-elle, se remémorant l'immense salle des communications de Houston.

— On a encore eu des problèmes de téléphone, répondit Sweeney. Je vous appelle du bar d'en face. Les Lakers mènent de dix points. »

On ne saurait imaginer plus terrible satire du libéralisme économique : les sociétés finançant le projet se trouvant successivement rachetées par d'autres, le malheureux Sweeney qui l'a conçu et monté ne cesse de chercher des solutions de remplacement, se voyant même contraint de trouver un emploi et de veiller à la réussite de la mission en-dehors de ses heures de travail. L'épopée de la Mary Poppins ira de problème en problème, jusqu'à compromettre le retour du vaisseau sur Terre, faute de carburant.

Le récit ne se limite pas à cette charge terrible d'une société victime de ses excès ; il est également un excellent roman d'aventures, avec ses rebondissements parfois attendus (la présence d'un passager clandestin, les rivalités à bord, les problèmes techniques), ses mystères (la découverte de sculptures imitant les premiers engins d'exploration à s'être posés sur le sol martien, puis d'autres traces de visiteurs extraterrestres) et ses moments d'émotion.

Le livre s'apparente aussi à la hard science, ce qui produit un mélange détonant, décalé mais original, aux effets contrastés. Le récit de l'atterrissage est digne d'un physicien ; Terry Bisson n'a omis aucun détail, pas même la vitesse du son sur Mars.

Jouant sur ces registres contradictoires, cet auteur au succès grandissant nous offre ici un livre aussi tendre que sarcastique, aussi délirant que documenté, un curieux mélange qui tient autant de Clarke que de Sheckley. Étonnant.

Claude ECKEN

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