Estelle FAYE
ALBIN MICHEL
256pp - 18,90 €
Critique parue en janvier 2022 dans Bifrost n° 105
Sous une intrigante couverture signée Aurélien Police, bénéficiant d’un titre tout aussi énigmatique, s’avance Widjigo, le nouveau roman d’Estelle Faye. On connaît l’appétence de l’autrice pour l’océan, il suffit de se souvenir que l’une de ses toutes premières nouvelles, « La Suriedad », le prenait pour décor, et de constater que, réalisatrice, elle a également signé récemment un court-métrage intitulé Tout ce qui grouille sous la mer. On ne sera donc pas surpris que celui-ci soit omniprésent dans ce livre. En Bretagne, tout d’abord, où un groupe de soldats de la République vient chercher en 1793 Justinien de Salers, un noble, pour l’emprisonner, et ce malgré sa réputation de bienfaiteur régulier des pauvres gens. Et à Terre-Neuve, ensuite, quarante ans plus tôt, puisque l’essentiel du roman va se dérouler dans ce cadre, via un très long flashback où Justinien raconte l’expédition qui a marqué sa vie. À l’époque, jeune noble désœuvré ayant dilapidé l’argent de son père dans la luxure et l’alcool, au bord du gouffre, ruiné, sans avenir ni même l’envie d’en avoir un, il est contacté pour une mission : retrouver les membres d’une expédition cartographique disparue. À ses côtés, une aventurière aguerrie, un biologiste et un garçon mutique. Or, le bateau qui les emmène à Terre-Neuve s’échoue, et tous les quatre, en sus d’une poignée de rares rescapés, se retrouvent perdus sur un rivage des plus sauvage. Ils vont alors partir à la recherche d’une solution pour sauver leur peau… ignorant qu’ils se précipitent vers un destin funeste et l’horreur.
Widjigo commence comme un roman historique. Estelle Faye y reviendra régulièrement, ancrant son récit dans un contexte réaliste. Mais très vite l’autrice prévient : il y aura un monstre. La question, entêtante, hantera le lecteur jusqu’aux dernières pages, d’autant que Faye saura à merveille exacerber l’attente : qui est ce monstre ? Et le roman de basculer, progressivement, tout en douceur, dans le fantastique. Avant d’en arriver aux révélations finales, on sera amené à mieux découvrir les membres du groupe constitué après le naufrage, tous coupables potentiels, tous intrigants, tous mystérieux. Le roman fonctionne dès lors sous deux aspects contradictoires, mais qui se répondent également. Il y a donc ces relations entre les différents protagonistes, alors que les alliances se font et se défont, que les amitiés, inimitiés et interactions évoluent à la faveur de l’une ou l’autre révélation sur le passé de Justinien, Marie ou Gabriel. Et la vie de ce petit groupe de se transformer peu à peu en huis-clos étouffant comme les morts s’enchaînent, sans échappatoire aucune. Un huis-clos d’autant plus étouffant qu’il se déroule dans un décor qui fait la part belle aux grands espaces : l’océan, déjà évoqué, refuge mais aussi source d’inconnu, puis la forêt, interminable, qui finit par miner le moral à mesure que le nombre de protagonistes se réduit comme peau de chagrin. Faye trace ici une double cartographie, celle du paysage, mais aussi celle des névroses et dérives des personnages et de leurs interactions, passées et présentes – du reste, le fait que la compagnie se soit constituée dans le cadre d’une recherche d’expédition cartographique ne manque pas de saveur. Et les masques tombent, les indices disséminés çà et là prennent du relief, les rôles entre coupables et victimes se trouvent inversés dans une construction romanesque implacable.
Roman prenant reposant sur une longue, lente mais inexorable glissade vers l’horreur, servi par une écriture efficace, Widjigo saura contenter les amateurs de récits de voyage mâtinés de fantastique, et conforter dans leur opinion ceux qui savent depuis longtemps qu’Estelle Faye est l’une des voix les plus personnelles et intéressantes de l’imaginaire francophone.