C.J. CAREY
LIBRAIRIE DES CHAMPS-ÉLYSÉES
392pp - 21,90 €
Critique parue en octobre 2022 dans Bifrost n° 108
Lors de la Seconde Guerre mondiale, Churchill a échoué à imposer ses vues à la classe politique anglaise, et l’aristocratie britannique a préféré pactiser avec l’Allemagne pour éviter l’affrontement militaire. Les États-Unis ne sont pas entrés en guerre et le pacte germano-soviétique n’a pas été rompu. Le Reich, après son triomphe, a placé le Royaume-Uni sous protectorat. Le peuple anglais subit la propagande et la privation de libertés avec son flegme emblématique. Le roi George VI, sa famille et nombre de membres de la royauté anglaise ayant trépassé au moment opportun, Édouard VIII et son épouse Wallis ont accédé au trône et, en 1953, les festivités de leur couronnement officiel approchent. Le pouvoir, en réalité, est exercé par le Protecteur Alfred Rosenberg, l’un des plus anciens compagnons de route du Leader, Adolf Hitler. Rosenberg, bien décidé à faire de l’Angleterre un modèle de société parfaite, impose ses lois drastiques : contrôle total de l’information, absence de contact avec l’extérieur, interdiction de se cultiver ou de penser par soi-même, normes et hiérarchies sociales strictes corrélées à des menaces de déclassement, surveillance et délation des citoyens par les citoyens, police toute puissante chargée de faire respecter l’ordre établi. Et comme le pays compte à présent deux femmes pour chaque homme – la guerre et la résistance à l’Alliance ont décimé les rangs des jeunes hommes –, ces dernières subissent de plein fouet une classification en fonction de leurs caractéristiques génétiques et familiales qui génère des droits plus ou moins nombreux. Certaines catégories se trouvent même affublées d’un surnom inspiré par une femme ayant marqué la vie du Leader. Les femmes de l’élite, destinées à épouser la crème du royaume, sont appelées Geli, hommage à la nièce adorée du Leader (qui, rappelons-le, s’est suicidée pour se libérer de l’emprise de ce dernier). Les Klara (de la mère du Leader) sont les mères de la Patrie, priées de fournir quatre enfants minimum. Les Paula (d’après la sœur de Hitler) sont enseignantes ou infirmières. En descendant l’échelle sociale, on trouve les professions subalternes (Magda), puis le personnel de maison (Gretl), et une infinité d’autres désignation jusqu’au bas de la hiérarchie et ses Frieda (pour Friedhöfefrauen, littéralement « femmes cimetières »). Ces veuves et vieilles filles, sans mari à servir ni enfant à élever, réputées inutiles, survivent dans des quartiers miséreux de banlieue appelés Widowland.
Rose Ransom, une Geli bien intégrée malgré une liaison avec son supérieur, un homme marié, travaille pour le ministère de la Culture, où elle rend les classiques anglais plus conformes aux principes de la société nazie, non sans cacher les effets que cette littérature produit sur elle.
Les préparatifs du couronnement et la visite de Hitler, imminente, occupent les esprits. Sur les murs de la ville d’Oxford, lieu de la cérémonie, apparaissent des citations subversives issues d’œuvres censurées. Rose est envoyée enquêter dans le Widowland, puisque la Gestapo peine à y dénicher les séditieuses autrices de ces graffitis. De parcours initiatique dans une dystopie uchronique, le roman bascule dans un thriller non dénué de quelques facilités (comme un interrogatoire bien trop gentillet au regard de l’atmosphère délétère ambiante).
Widowland met en lumière le pouvoir subversif de la littérature, une arme puissante pour lutter contre la tyrannie et l’oppression, en particulier lorsqu’elle est maniée par les plus opprimées. S’il ne révolutionne pas le genre – on pensera, entre autres, à La Servante écarlate ou à Fatherland — il remplit son office et nous rappelle combien les femmes qui lisent sont dangereuses…