James P. BLAYLOCK, Tim POWERS
SUBTERRANEAN PRESS
Critique parue en mai 2008 dans Bifrost n° 50
Vies et œuvre de William Ashbless
A la page 45 de mon Oxford Companion to English Literature, édition 1985, une entrée est consacrée à Willliam Ashbless. Je le sais pour l’y avoir ajoutée au crayon. Une correction, comme on le dit d’une trempe filée à deux potaches affirmant avoir inventé le poète, sauf à prétendre par là qu’ils l’ont découvert. Au début des années 70, James P. Blaylock et Tim Powers, alors étudiants à Cal State Fullerton, l’université d’Etat de Californie, inondent de vers rigoureux et gaillards le journal de la fac pour se moquer de son contenu avant-gardiste. Personne ne soupçonne le canular, ce qui est gage de succès. L’un aurait proposé « Ash », l’autre « Bless », et William aurait coulé de source, probablement aux eaux de l’Avon.
Plus tard, et, disent-ils, sans se concerter, Tim P. Blaylock et James Powers mentionnent le lettré dans leurs romans Les Voies d’Anubis et The Digging Leviathan (non traduit en France). L’affaire en serait restée là si Beth Meacham, leur éditrice chez Ace Books, ne s’en était pas avisée. A sa demande, les duettistes fixent alors sa biographie. Natif de Virginie en 1785, William Ashbless gagne Londres à bord de la frégate Sandoval le mardi 11 septembre 1810 et loge durant quinze jours aux Hospitable Squires, sur Pancras Lane. Il fréquente Byron et Coleridge, voyage en Egypte puis épouse en 1811 Elizabeth Jacqueline Tichy. Le poète est mêlé à différentes histoires troubles de Londres, comme le cas singulier de « la folie des singes dansants » survenu dans un café d’Exchange Alley. Il serait mort le 12 avril 1846 dans des conditions obscures, assassiné d’un coup d’épée dans le ventre. Le fait n’est pas établi car on retrouve sa trace dans le sud de la Californie, où il décède aux alentours de 1860 dans des circonstances non élucidées. Ce qui n’est pas formellement assuré puisque Powers & Blaylock, ses exécuteurs littéraires, citent une lettre d’Ashbless à Mark Twain, datée de 1882.
Cela, pour l’homme. L’œuvre est principalement poétique, avec pour thème de prédilection l’océan et ses gens. Une heure et demie après son arrivée à Londres, puisant son inspiration « dans le long voyage que je venais de faire », Ashbless s’assied à une table du Jamaica Coffee House pour écrire « Les Douze heures de la nuit ». Le poème, qui anticipe en bien des points Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, se conclut ainsi :
… Il est un fleuve…
Qui des cieux au couchant vers ceux du jeune azur
Coule et dont la distance en heures de mesure
Pour ceux qui sur son flot transnocturne se meuvent.
Trop condamnés pour craindre et morts à toute envie,
Vite ces passagers repartent en arrière
Vers des ténèbres d’éblouissante lumière.
Hélas, nous ne disposons que de fragments, pour la plupart collectés dans Les Voies d’Anubis, joliment traduits chez nous par Gérard Lebec. Powers et Blaylock auraient supervisé une édition bicentenaire 1785-1985, si l’on en croit le prospectus de souscription car aucun exemplaire ne paraît disponible. Citons aussi cet extrait, traduit par France-Marie Watkins, de Sur des mers plus ignorées qui ouvre le roman éponyme de Tim Powers :
… et il advient que des âmes vagabondes dérivent
[Sur des mers plus ignorées,
Que ne connaissent pas les hommes naufragés
Par des vents qui ne soulèveraient pas même un
[cheveu…
William Ashbless revient à ses amours nautiques dans On Pirates, recueil d’une poésie roborative propre à enchanter le gentilhomme anglais congestionné au porto. L’opuscule s’ouvre sur quelques vers de « The Rime of the Ancient Mariner », dédicace affectueuse à son ami Samuel Taylor Coleridge. A travers ses portraits hauts en couleur des frères de la côte, Captain England ou Old Moon Eye, le poète se pose en homme simple, préférant une vie bien remplie aux abstractions des livres, comme en témoigne cet extrait de « Moon-Eye agonistes », une tragédie en vers :
Je ne suis qu’un simple marin,
Loin d’Oxford et tous ses gandins,
Reste que les chamanes emplumés,
Et l’bruit de la jungle me sont familiers.
Ce qui n’empêche pas ce graphomane de tâter à l’occasion de l’essai. Malheureusement, nous ne connaissons de ses Trois rapports londoniens que celui consacré aux philosophes, « Fous londoniens » et « Scientifiques londoniens » demeurant inédits ou ayant fait l’objet d’éditions séparées. Et encore, ne disposons-nous que d’un unique exemplaire relié de cuir et percé en son centre d’une balle en plomb dont la tête touche la page 180. James P. Blaylock, dans Homonculus, nous dit que « d’après le texte, l’humanité se divise en deux camps, comme des armées prêtes à se livrer bataille. On trouvait d’un côté les poètes, ou hommes d’esprit, et de l’autre les actifs, ou simples d’esprit » (J’ai Lu, traduction Jean-Pierre Pugi). Mais tout cela ne doit pas détourner des joies simples, tant il est vrai que, comme l’affirme son poème « Le Dessin de l’Obscur » :
Si nous Chrétiens avons notre bière,
Point n’est besoin alors de s’en faire.
On ne s’étonnera donc pas que le poète et distingué épéiste ait délaissé un temps ses vers acérés pour le tranchant d’un hachoir. Son traité de cuisine, The William Ashbless Memorial Cookbook, propose entre autres la recette des « Back-to-bed fried potatoes ». Pommes de terre cuites la veille, ail, graisse de bacon, viande hachée, saucisses et tranches de lard, le tout surmonté d’un œuf au plat. « Un breakfast qui, s’il est pris à huit heures, vous garantit de retourner au lit une heure après ». De quoi vous plomber voracement, on croit sur parole l’auteur dont « le ragoût à la Ashbless » inclut comme ingrédient, volontaire ou fortuit, une cuillerée à café de cendres de cigarette.
Tout cela fleurerait bon la plaisanterie d’initiés, d’ailleurs relayée par des auteurs comme Steven Brust ou Dean Koontz supposé être un correspondant persécuté par Ashbless, s’il n’y avait eu risque de procès. A en croire la rumeur, outré par le comportement des « deux chimpanzés avec leurs machines à écrire », le décidément increvable William Ashbless réclame justice et agonit d’injures Powers et Blaylock, qu’il considère comme les fossoyeurs de son art. Cela, bien qu’il les ait reçus maintes fois dans son appartement de Long Beach, les abreuvant de conseils en vue de leurs futures carrières d’écrivains. Alors qu’Ashbless avait mieux à faire, comme fréquenter un gamin fan d’Edgar Rice Burroughs, qui construit une taupe mécanique pour se rendre au cœur de la Terre. Ou révéler l’existence des Brothers, une race extraterrestre qui aurait débarqué à Virgin Peak en 1963. Voire à échapper aux agences gouvernementales qui chercheraient à éliminer tout témoin. Philip K. Dick William Ashbless se serait finalement suicidé par noyade le 8 août 2002, au moins jusqu’à la prochaine fois. De façon peut-être significative, The International William Ashbless Society en est arrivé à la conclusion que le poète n’avait peut-être jamais existé, et a cessé ses activités en 1998. Saluons la date anniversaire. Nous dirons pour conclure que la valeur littéraire de William Ashbless est sans nulle doute égale à celle de Gervase Whitelady (1559-1591). Un poète au nom de dessert (Dame Blanche de chez Gervais) qui n’est curieusement mentionné que par Anthony Burgess dans son Testament de l’orange. Et page 1076 de mon Oxford Companion to English Literature.