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Les critiques de Bifrost

L'Aube

Octavia E. BUTLER, Fania NOËL, Marion MAZAURIC
AU DIABLE VAUVERT
432pp - 23,50 €

Critique parue en octobre 2022 dans Bifrost n° 108

La trilogie « Xenogenesis », rebaptisée « Lilith’s Brood » dans ses rééditions les plus récentes, raconte la mort et la renaissance de l’humanité. Sa mort est causée par une guerre nucléaire qui va anéantir la quasi-totalité de sa population. Sa renaissance, elle la doit à une race alien, les Oankali, qui recueille ses derniers survivants. Lilith est l’une d’entre eux, et il lui faudra un certain temps avant de comprendre ce qui lui est arrivé et ce à quoi elle fait face. Dans ses premiers chapitres, L’Aube a des airs d’histoire d’enlèvement extraterrestre. Lilith se réveille dans un lieu clos, sans souvenirs de ce qui lui est arrivé. Les contacts avec ses ravisseurs vont se faire peu à peu, et passer par de multiples phases de déni et de révolte avant que Lilith ne soit en mesure d’accepter sa situation. Laquelle ne se départit jamais tout à fait d’une certaine ambiguïté. Elle n’est pas la captive des Oankali, mais elle n’est pas entièrement libre de ses mouvements pour autant. De même, les aliens l’ont sauvée, y compris en la soignant d’un cancer naissant, mais leur aide a un prix, tout comme elle en aura un pour l’ensemble de l’humanité. Car si les Oankali lui offrent bien une seconde chance, ce sera à leurs conditions, non négociables, la première d’entre elles étant que les deux espèces s’unissent pour donner naissance à une nouvelle race chargée de repeupler le monde.

Les extraterrestres qu’imagine Octavia E. Butler nous apparaissent à la fois omnipotents et ambivalents. Leur capacité à faire revivre une Terre moribonde ne fait très vite aucun doute, de même que leur maîtrise de la génétique, mais qu’en est-il dans ces conditions de l’avenir de l’humanité telle que nous l’entendons ? Leur projet semble d’autant plus radical et brutal qu’il ne souffre aucun compromis. Tout comme le lecteur, Lilith ne parvient jamais tout à fait à décider si elle doit envisager les Oankali comme les sauveurs ou les fossoyeurs de l’Humain. Situation d’autant plus délicate qu’elle se voit bientôt chargée de réveiller les autres survivants et de les convaincre d’assister les aliens dans leur dessein.

L’Aube est un roman assez lent, qui prend son temps pour poser ses enjeux et pour mettre en scène une société extraterrestre complexe, totalement étrangère par bien des aspects. Une altérité qui, pour Lilith, est source à la fois d’attraction et de répulsion, y compris du point de vue sexuel, élément crucial du programme des Oankali. Le roman se présente comme une promesse de changement, mais jusqu’au bout se refuse à qualifier de manière définitive le changement en question.

Dans Adulthood Rites, on découvre la première génération d’enfants nés de l’union des deux espèces. Des individus très différents les uns des autres, tirant leurs traits génétiques davantage de leurs deux parents humains pour les uns, de leurs trois parents oankali pour les autres. Akin, le dernier-né de Lilith, présente dès son plus jeune âge des capacités cognitives extraordinaires, lui permettant de prononcer ses premières phrases à deux mois. C’est à travers son regard naïf mais curieux que l’on découvre la nouvelle civilisation que bâtissent ensemble Humains et Oankali, puis, lorsqu’il est capturé par des pillards, qu’on rencontre ceux qui refusent de s’unir aux extraterrestres et n’aspirent qu’à retrouver le monde tel qu’il était autrefois. Un espoir sans aucun avenir, les Oankali ayant modifié leur génome afin qu’ils ne puissent plus se reproduire entre eux.

On passe la majeure partie du roman en compagnie de ces nostalgiques d’un temps disparu, qui refusent le changement et de se mêler à des êtres différents d’eux, quitte à se priver de tous les bienfaits qui leur sont offerts et à vivre dans des conditions déplorables. On retrouve là un thème au cœur de toute l’œuvre d’Octavia E. Butler. Malgré tout, la romancière ne porte jamais un regard accusateur sur ces personnages, donnant à voir leur point de vue sur le monde avec le plus de sincérité et de justesse possibles. Elle identifie chez eux moins de la haine de ces étrangers que de la peur, peur du changement, de l’inconnu, d’une remise en question trop radicale. L’arrivée d’Akin dans cet univers sclérosé va néanmoins faire bouger les choses, mettant chacun face à ses contradictions. Akin lui-même sortira transformé de cette confrontation, allant jusqu’à s’opposer à ses aînés pour défendre certaines revendications humaines. En adoptant son point de vue, Adulthood Rites apparaît paradoxalement comme une déclaration d’amour à l’humanité, dans toutes ses imperfections, ses tares et ses échecs.

Imago conclut la trilogie quelques décennies plus tard en donnant la parole à un autre des enfants de Lilith, Jodahs. On le découvre alors qu’il se prépare à sa métamorphose, une transformation physique marquant son passage de l’enfance à l’âge adulte, et au terme de laquelle apparaîtront ses attributs sexuels. Or, contre toute attente, Jodahs ne devient ni mâle ni femelle, mais ooloi, ce troisième sexe spécifique aux Oankali. Un phénomène qu’on pensait impossible et qui va bouleverser tous les plans à long terme des aliens pour la Terre et ses habitants.

Comme dans le roman précédent, Octavia E. Butler poursuit ici sa réflexion sur les notions de changement, de transformation, à la fois dans la sphère sociale et dans celle de l’intime. Et cette fois, c’est en premier lieu aux Oankali de s’adapter à cette nouvelle donne. Par ses capacités inédites, Jodahs incarne ce changement, chaotique par nature, qu’il lui faut apprendre à maîtriser. Et pour cela, il a un besoin absolu, vital, de s’unir à d’autres que lui, en l’occurrence un couple d’humains, frère et sœur. Va se développer entre eux une dépendance réciproque, un lien physique indéfectible. La métaphore est évidente, le fait que la romancière utilise les outils de la science-fiction pour la mettre en scène ajoute encore à sa puissance d’évocation et achève de faire de « Xenogenesis » une œuvre importante de la SF contemporaine.

Philippe BOULIER

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