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Les critiques de Bifrost

Yapou, bétail humain

Shozo NUMA
LAURENCE VIALLET
1408pp - 35,00 €

Critique parue en avril 2023 dans Bifrost n° 110

Attention, ouvrage très particulier ! Son histoire éditoriale est complexe : un auteur resté anonyme, une première publication en feuilleton entre 1956 et 1959 dans une revue de niche, une réécriture étirée sur des dizai­nes d’années avec quatre éditions complètes successives, à chaque fois enrichies et rallongées, jusqu’à arriver à un dernier état du texte en 1999 (base de l’édition traduite) – pour plus d’un million de ventes au Japon. On peut le lire en français grâce à l’opiniâtreté d’une éditrice et de son traducteur. Ce texte n’a d’ailleurs pas encore été publié en anglais ou ailleurs en Europe.

Le point de départ ? Le vaisseau spatio-temporel de la marquise Pauline Jansen s’écrase sur Terre, dans les années 1960. Elle est secourue par l’allemande Clara von Kotwitz et le japonais Sebe Rinichiro, deux étudiants fiancés. Quand ils doivent l’accompagner deux mille ans dans le futur, ils découvrent un monde où Clara s’insère dans la haute société et où Rinichiro accepte de devenir Yapou.

L’EHS (The Empire of Hun­dred Suns) est une société hiérarchisée à l’extrême, entre no­blesse dirigeante et plèbe, où la Révolution féministe a com­plètement renversé les rôles de genre, et où la ségrégation des races est tripartite : Blancs (dominants), Noirs (serviteurs ou esclaves) et Jaunes. Ces derniers sont les Yapous, lointains descen­dants des Japonais, considérés comme du bétail humain ou du mobilier, élevés et soumis à toutes sortes d’opérations chirurgicales, génétiques ou bio­chimiques, pour adapter leurs corps à leurs fonctions, au service du plaisir et du confort de leurs maîtres blancs.

À la mode du roman du XVIIIe siècle (comme le Tristram Shandy de Lawrence Sterne), Shozo Numa éclate la narration par des apartés, des adresses au lecteur, des exposés savants, des extraits de manuels d’histoire, de médecine ou de linguistique, des notes de bas de page sur la culture japonaise, mais aussi des renvois intratextuels.

Tout se déroule en moins de deux jours, mais l’auteur explore ainsi en détail les différents aspects de la civilisation « ehsienne » : religion, droit, éducation, politique… Rien ne nous est épargné du fonctionnement de cette dystopie.

Il s’agit donc bien d’un roman de science-fiction. L’auteur est un vrai amateur qui utilise de nombreux tropes du genre : un empire interplanétaire situé deux mille ans dans notre futur, des voyages dans l’espace et le temps, des drogues d’accélération temporelle, des androïdes métamorphes avec un cerveau Asimov, la science des ondes cérébrales et diverses technologies avancées dont l’auteur détaille les conséquences sur sa société.

Shozo Numa a en fait théorisé le roman de science-fiction comme le cadre idéal pour développer sa « fantasie systématisée », à l’échelle du genre humain. On peut admirer l’ironie, la large érudition, l’inventivité lexicale, mais le texte présente une surenchère permanente dans la cruauté, le masochisme et la scatologie. Le plus accablant est peut-être l’adaptation (trop) rapide de nos deux héros dans leurs rôles respectifs. Leur évolution psychologique nous est détail­lée mais la facilité de leur bascule en dit long, pour l’auteur, sur notre propre civilisation, et particulièrement sur le Japon d’après-guerre, après l’humilia­tion de la défaite et de l’occupation américaine, soumis à la « modernisation-occidentalisation ». La haine de soi du Japonais se reflète dans le masochisme exhalté du néo-Yapou.

À réserver aux curieux de la culture japonaise à l’estomac bien accroché et/ou aux masochistes endurants.

Anouk ARNAL

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