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Les critiques de Bifrost

24 vues du Mont Fuji par Hokusai

Roger ZELAZNY
LE BÉLIAL'
136pp - 9,90 €

Critique parue en janvier 2018 dans Bifrost n° 89

« Kit est en vie, alors qu’il est enterré près d’ici ; et je suis morte, même si je regarde les traînées de nuages rosâtres du crépuscule au-dessus de la montagne lointaine… » La première phrase, d’une intrigante contradiction, donne le ton du récit. Afin de faire son deuil, Mari entreprend un pèlerinage insolite, emportant avec elle un ouvrage contenant vingt-quatre des Trente-six vues du Mont Fuji d’Hokusai (qui en comprend quarante-six) pour retrouver l’emplacement de leur composition et le comparer avec le XIXe siècle. Mais de quel deuil s’agit-il ? La narratrice annonce d’emblée qu’elle vient pour tuer et que cette quête à la fois physique et symbolique, erratique en apparence, si elle est le moyen de comprendre ce qui s’est passé, constitue aussi le cheminement indirect qu’elle a choisi pour atteindre son but.

Les estampes sont donc le moyen et la clé, comme l’illustre la première du récit, un artisan à l’intérieur du cercle parfait du tonneau en cours d’assemblage, à travers lequel se distingue le triangle du mont Fuji : chacun des courts chapitres s’orchestre autour d’une de ces vues. Prises depuis des lacs ou la mer, des collines ou vallées environnantes, elles représentent le mont à différentes saisons ou moments de la journée. Son éloignement est souvent tel que sa présence est anecdotique dans l’illustration, davantage centrée sur les activités humaines, pêche, scierie, transport de marchandises ou pose de tuiles. Il est pourtant impossible de l’ignorer, tant il investit le paysage de sa présence discrète mais insistante. C’est d’ailleurs lui que l’on cherche d’une estampe à l’autre, de même que Mari guette à chaque instant qui l’espionne ou la suit.

Par accumulation, la succession des scènes finit par mettre en évidence la fragilité de l’homme face à la nature, son opiniâtreté aussi devant des forces qui le dépassent mais contre lesquelles il n’abdique pas, qualités qui sont aussi celles de Mari face à un adversaire quasi omnipotent. Le récit, qu’il ne convient pas de déflorer ici, car il doit, par capillarité, imprégner tout un chacun, distille les mêmes impressions : le pèlerinage en apparence bucolique laisse planer une menace qui explique la nécessité pour Mari de se cacher, d’éviter les réceptions hôtelières dévolues à un univers numérique à la fois proche et lointain, à l’image de l’omniprésent mont Fuji. Ce que Mari cherche à fuir et combattre se manifeste à travers des détails dans le paysage qui dénaturent la vision qu’elle en a et son rapport à la nature. Tout est dit, rien n’est dit : au lecteur de cheminer de concert pour laisser affleurer la vérité.

C’est un récit tout en finesse et en sensibilité que Zelazny propose, à l’image des estampes qui l’ont inspiré. Ajoutons à cela une comparaison entre passé et présent enrichie de considérations littéraires très variées, Chaucer, Rilke, Lovecraft, Cervantès ou Dostoïevski apparaissant comme autant de coups de pinceau parachevant le tableau – quand ils ne font pas l’objet d’emprunts directement inclus dans le texte.

S’il n’est pas étonnant que la novella ait été finaliste du Nebula et lauréate du Hugo en 1986, il faut se demander pourquoi, alors que l’auteur a toujours été bien considéré en France, il aura fallu attendre trente ans pour la voir traduite. Sous une belle couverture d’Aurélien Police, Le Bélial’ répare ici une injustice patente.

Claude ECKEN

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