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Les critiques de Bifrost

À dos de crocodile

À dos de crocodile

Greg EGAN
LE BÉLIAL'
112pp - 8,90 €

Bifrost n° 103

Critique parue en juillet 2021 dans Bifrost n° 103

[Critique commune à À dos de crocodile, Toutes les saveurs et le hors-série UHL 2021]

Pour la quatrième année consécutive, la collection « Une heure-lumière » publie un hors-série à l’occasion de ses parutions du printemps, ouvrage offert pour l’achat de deux titres de la collection. Il s’agit d’une catalogue de la collection, avec couverture et résumé, agrémenté d’une novelette inédite de Greg Egan et d’une introduction d’Olivier Girard qui réaffirme à cette occasion l’intérêt qu’il porte à Greg Egan, repéré par Francis Valéry et Sylvie Denis et dont sa maison d’édition s’est fait le promoteur, rappelant à travers ses titres emblématiques la place qu’il occupe au sein de la science-fiction.

« Un Château sous la mer », donc, au cœur dudit hors-série, est un récit bien dans la manière eganienne autour d’un concept étourdissant avec une forte dimension humaine, riche en clins d’œil et références de tous ordres, mais surtout littéraires, de Zola à Proust et d’abord Dostoïevski : quatre frères, Caius, Rufus, Silus et Linus, des quadruplets, référence mathématique bien nommée, partagent les mêmes souvenirs grâce à un lien neuronal, suite aux tentatives d’une secte, Physalia, autre détail signifiant, pour constituer une ruche d’esprits au service d’un dangereux mentor. Si la secte a été démantelée, les frères libérés ont gardé le lien neurologique qui les soude, un lien très fort malgré la distance de leurs habitats respectifs. Mais Silus a disparu, ce qui rompt leur unité puisque les trois autres ne retrouvent pas ses souvenirs au réveil. L’enquête, sur le mode policier, se poursuit à Paris, à HEC, jusqu’à révéler le fond de l’affaire, avec un final renversant. Les conséquences particulièrement originales du lien neuronal sont analysées avec finesse et intelligemment mises en scène à travers les interactions entre les quatre frères aux prénoms en us, symbole d’un « nous » qui peut révéler davantage de surprises qu’il n’y paraît. Un texte excellent !

À dos de crocodile abandonne le registre des technosciences pour des sommets plus philosophiques : dans l’Amalgame, une société galactique composée de milliers d’espèces évoluées, Leila et Jasim, âgés de milliers d’années, ont décidé de mourir après avoir accompli quelque chose de grandiose. Pour des quasi-
immortels capables de se dupliquer à l’infini le temps de réaliser une tâche de très longue haleine, et se déplaçant d’ailleurs de façon conventionnelle sur des milliers d’années, trouver un projet n’est pas évident. Aussi jettent-ils leur dévolu sur une énigme plus que millénaire, jamais résolue, concernant l’exploration du bulbe central de la galaxie : aucune tentative n’a jamais permis à quiconque de voir ou seulement deviner ce qui s’y trouve, ses habitants, dont on ignore tout, refusant tout contact. Les sondes envoyées cessent d’émettre à l’approche et reviennent, intactes. Jusqu’à ce que Leila et Jasim trouvent un moyen qui nécessite une longue mise en place, laquelle comporte des risques qui ne sont pas ceux qu’ils auraient pu imaginer… Plusieurs thèmes s’emboîtent astucieusement dans ce récit raconté avec élégance, celui du rapport entre satisfaction et insatisfaction, laquelle rejoint l’infini dans la mesure où chaque réponse amène de nouvelles questions, celui du sens de la vie quand tout a été vécu, celui des liens entre les êtres qui les unit autant qu’il les définit, la novella abordant à son tour, à sa manière, la notion de lien entre individus, sur les choix, enfin, qui tracent des chemins et dont l’histoire centrale se fait la métaphore. Le résultat de la quête, pour le moins inattendu, ramasse l’ensemble de ces questions non sans émotion. Sur ce versant métaphysique, Greg Egan se révèle également un auteur d’exception !

Toutes les saveurs de Ken Liu, autre auteur très apprécié au Bélial’, marie tout en finesse la mythologie chinoise et celle d’un pan de l’Histoire des États-Unis, loin des images d’Épinal cristallisées dans le western. Après avoir assisté à un incident sanglant entre des Chinois chercheurs d’or et deux anglo-saxons, voyous notoires, cherchant à les déposséder de leur bien, Lily Seaver se familiarise avec le groupe, par ailleurs locataire des baraques de son père, également propriétaire du magasin de fournitures de cette localité minière de l’Idaho. Attentif à sa fille, le père s’initie avec elle à la culture chinoise au travers de leurs jeux, des chants, des aliments et de boissons alcoolisées, chacun découvrant par ce biais les diverses saveurs de la culture de l’autre, agréables ou déplaisantes, apprenant à ne pas porter de jugement ni faire de généralisation… L’auteur de L’Homme qui mit fin à l’Histoire illustre ici au moyen de maintes histoires la rencontre de deux communautés apprenant à se connaître, à s’apprécier, et à faire front contre ceux qui, au nom de leurs préjugés, campent sur leurs positions, tandis que s’ouvre un procès qui ne peut qu’être défavorable aux Chinois. Les divers cas de figure offrent une palette très large, où l’emporte la tolérance et la résilience. Tout passe par les anecdotes ainsi que les contes de Guan Yu, le dieu chinois de la guerre, dont Lao Guan, un géant barbu, régale la jeune fille, sans qu’il soit possible de savoir si ce dernier emprunte ses souvenirs aux légendes de son pays ou s’il transforme ses expériences vécues en légendes. C’est avec beaucoup de fraîcheur et d’élégance que Ken Liu aborde en filigrane un pan tragique de l’Histoire de sa patrie d’adoption. Une réussite totale.

Claude ECKEN

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