Jack FINNEY
LE BÉLIAL'
272pp - 20,90 €
Critique parue en octobre 2022 dans Bifrost n° 108
1976, Mill Valley, charmante petite ville de Californie qui semble tout droit sortie de 1955, l’âge d’or américain. Becky Driscoll obtient de Miles Bennell, médecin généraliste, qu’il rende visite à sa cousine Wilma. Celle-ci est persuadée que l’oncle Ira n’est plus lui. Très vite, d’autres habitants affirment qu’il en va de même pour leurs proches. Miles consulte son ami Manfred Kaufman, thérapeute réputé, qui diagnostique l’illusion collective en se basant sur de solides précédents. Un soir, l’écrivain Jack Belicec presse Miles et Becky de se rendre chez lui. Il a découvert un corps au sous-sol, d’apparence humaine mais qui ne semble pas plus mort que vivant, et ne présente aucune empreinte digitale. La contagion de Mill Valley n’est pas hystérique mais bien réelle, l’invasion des cosses a déjà commencé…
Réglons tout de suite l’affaire, Body Snatchers est un chef-d’œuvre, indispensable de nos bibliothèques. Il a donné lieu, entre autres, à deux adaptations magistrales au cinéma, celle de Don Siegel en 1956, puis de Philip Kaufman en 1978, liées d’ailleurs par un subtil crossover. L’édition ici proposée, celle révisée par Jack Finney et parue en 1978, s’accompagne d’une belle et éclairante postface de Sam Azulys qui ajoute au bonheur de lecture. Nous y renvoyons donc pour l’historique de l’œuvre et ses adaptations.
Qu’est-ce qui fait de ce roman un classique ? Lorsque Finney l’écrit, l’envahisseur végétal issu de l’espace est, en science-fiction, une thématique secondaire mais déjà installée. Sans remonter à H. G. Wells et l’algue rouge deLa Guerre des mondes, il suffit d’évoquer Le Jour des Triffides de John Wyndham, paru quatre ans avant la première parution de Body Snatchers. Finney présente un même souci de vraisemblance dans la description organique, à ce point riche d’ailleurs que l’on en oublie certaines caractéristiques : des spores, répandus dans une décharge, dupliquent dans un premier temps tout ce qui leur tombe sous la cosse, le vivant mais aussi des objets inanimés, manche de bois ou jus de fruit.
Par ailleurs, l’infra-envahisseur est également un genre éprouvé. Dès 1938, La Chose de John W. Campbell confère à la créature des propriétés métamorphiques : « Un monde à prendre – à condition qu’elle nous copie ! » (parution en « Une Heure-Lumière », critique dans Bifrost n° 101). Marionnettes humaines, de Robert A. Heinlein, développe en 1951 la notion pragmatique d’hôte. Ajoutons pour 1953 L’Homme démoli, d’Alfred Bester, avec l’idée d’une surveillance continuelle de l’être intérieur et, l’année d’après, « Le Père truqué », nouvelle de Philip K. Dick dans laquelle un petit garçon est convaincu que son père a laissé place à un sosie malfaisant. Or 1953 est aussi l’année où Christine Costner Sizemore, discrète mère au foyer de vingt-six ans, est diagnostiquée comme schizophrène à personnalités multiples par les docteurs Corbett H. Thigpen et Hervey M. Cleckley, ce dernier ayant par ailleurs fixé les critères de la psychopathie. Une première dans l’histoire de la psychiatrie, Sizemore et ses médecins prouvent l’inadmissible : l’Américain moyen est plusieurs.
Ce qui fait de Body Snatchers un classique indémodable est à la fois sa vraisemblance et son pouvoir métaphorique. La vraisemblance est un magistral effet littéraire totalement contre-intuitif et qui prend à rebours le lecteur. C’est parce que l’oncle Ira est en tout point lui, jusqu’à une petite cicatrice sur la nuque, qu’il est une parfaite duplication. La preuve, rien n’a changé, c’est donc qu’il est autre. Les copies conservent la mémoire et les habitudes de leurs modèles, mais débarrassées des tracas sentimentaux et des aspirations vaines, comme l’ambition et l’orgueil.
Quant au pouvoir métaphorique du roman, il se dévoile dans son contexte original de parution, les années cinquante. Effet d’une époque, le récit autorise une double lecture : la contamination de la population américaine par des agents soviétiques infiltrés, ou la persécution induite par les effets résiduels du Maccarthysme finissant. Les doubles négligent leurs pelouses et la peinture des façades, attaque discrète mais virulente de Finney envers l’American way of life. C’est en devenant terne que l’Amérique demeurera à tout prix. L’auteur s’est toujours défendu d’avoir proposé une visée politique, ce qu’il soutient encore tardivement dans une correspondance échangée avec Stephen King et en partie rapportée dans Anatomie de l’horreur. Reste que la métaphore permet pareilles lectures, et occasionne dans tous les cas une sévère paranoïa.
D’ailleurs Jack Finney joue habilement de la dissociation par effets opposés. Le médecin généraliste local est une figure littéraire typiquement américaine, un véritable outil narratif qui permet de se déplacer aisément en tous lieux de la ville. On est en terrain connu, mais en même temps Miles et Becky sont tous deux divorcés, ce qui les situe d’entrée dans la marge. C’est leur différence qui leur permet de rester identiques.
La culture américaine, si policée d’apparence, présente une non-concordance entre l’être et le paraître, l’apparence et l’intention. En ce sens, la version Body Snatchers de 1978, qui demeure très fifties, conserve cependant toute sa pertinence, à l’ère post Viêt-Nam et Watergate. Et elle demeure d’une étonnante actualité, en un temps du questionnement multiple des identités et, dans une triste et chaude actualité aux États-Unis, de la naissance à tout prix. La vie est une valeur en soi, les cosses ne diraient pas autrement…
L’ennui, avec le Body Snatchers de Jack Finney, est qu’il a toujours raison. C’est aussi sa force.