Pour le grand public, Des Ombres sous la pluie peut n'apparaître que comme le roman d'un nouvel auteur de plus, ce qui, dans une période relativement faste, n'a rien d'extraordinaire. Si la période n'a pas toujours été faste, André-François Ruaud semble, lui, avoir toujours été là. Quand, en France, la SF était au plus mal, il fut de ceux qui ramèrent le plus dur pour la sortir de là. Son fanzine, Yellow Submarine, avait acquis le statut et la qualité d'une revue où subsistaient autant que faire se peut l'actualité et la vie du genre et où se réfugiait alors la critique. C'est lui qui, à l'hiver 90/91, m'a publié pour la toute première fois… YS le surchargeait de travail et lui prenait tout son temps libre. Pendant qu'il publiait les autres, il n'écrivait pas, ou très peu. Ce court roman reflète tout ceci.
D'un côté, un univers d'une richesse rare, très original : élaboration longuement mûrie, création inédite. Le personnage principal, Ariel Doulémi, non dénué de profondeur, permet d'entrevoir un potentiel plus qu'intéressant. Le revers de la médaille tient à ce qu'André-François Ruaud paraît, comble du paradoxe, s'être précipité pour écrire. La pâte — le fond — dûment pétrie et trop tôt enfournée… Après avoir cultivé l'univers et nourri les personnages comme des orchidées précieuses des années durant, l'opportunité d'être enfin publié se faisant jour, l'intrigue semble avoir été conçue dans l'urgence. Comme si, après l'avoir si longtemps attendue, l'auteur avait craint de laisser passer sa chance. Ceci dit, l'un dans l'autre, le roman est plutôt bon, et l'univers si curieux que la visite s'impose…
La déception vient d'une impression de gâchis, la somptueuse toile de fond dilapidée pour une intrigue sans grande envergure. Certes, l'histoire se tient, mais on aurait aimé davantage : l'univers avait la richesse pour prétendre au chef-d'œuvre et les personnages ce qu'il fallait de profondeur et de finesse. Bref, c'est cette expérience de la construction, de l'organisation et du choix des péripéties, expérience qui ne vient qu'en écrivant, qui a fait défaut.
Ariel Doulémi est un vampire. Un vampire qui ne suce pas de sang dans les châteaux des Carpates, mais qui peut analyser celui qu'il aspire et afficher les résultats sur sa cornée… Cyberpunk ? Que nenni ! Larbin de madame Ha, il va à vélo ou à pied à travers la ville qui se niche comme un nid d'hirondelles dans un coin du toit d'un palais pour géants. Spica est un monde low-tech plus qu'étrange où rouillent les astronefs hors d'usage depuis la disparition d'un énigmatique empereur des années auparavant. Sans l'illustration de couverture, aussi indispensable que laide — des couleurs hideuses au possible – et le plan en ouverture, il eût été bien difficile de saisir cette vision qui nous est proposée, comme d'un village de soldats de plomb sur un toit !
Outre des vampires, vivent sur cette planète des humains, des centaures et des hommes-chats. Ariel Doulémi et madame Ha résolvent donc une affaire criminelle liée à un trafic de drogue impliquant les notables locaux. Mais l'on aurait aimé voir résolus les nombreux mystères de ce monde, l'origine du palais, la dispersion à l'extérieur de ses anciens résidents, la disparition de l'empereur, l'impossibilité du vol spatial. Or, tout ce qui structure le monde étrange qu'a créé André-François Ruaud reste inexpliqué. Il faut admettre que c'est assez frustrant. On espère néanmoins retrouver l'occasion de visiter cet univers au charme désuet et provincial pour percer les secrets de sa genèse. Des Ombres sous la pluie laisse l'impression d'un volume d'introduction et de présentation à cet univers qu'il vous faudra découvrir si vous vous sentez l'âme d'un explorateur des mondes les plus bizarres de la création littéraire.