Voici, en huit tableaux, l’histoire du futur de l’humanité sur des milliers d’années, voire davantage en l’absence de référentiel.
L’Introde désigne la migration de l’essentiel de l’humanité dans les envirosim, soit les univers numériques, répartis en polis qui privilégient chacune une culture, un art de vivre, une apparence et des comportements proches ou éloignés du monde réel. De nouvelles entités sont régulièrement créées par le Conceptoire, suivant des programmes inspirés de processus biologiques qui individualise chaque graine d’esprit en citoyen autonome et indépendant. De loin en loin, le Modeleur procède à un brassage génétique aléatoire. La première partie, récit d’une naissance, narré selon le point de vue de l’orphelin, représente un fascinant tour de force. Au contact de Blanca, d’Inoshiro son frœur et de Gabriel son amant, mal vu des parents car ayant vécu sous une forme physique, ille fait l’apprentissage du « je » et devient Yatima.
Parmi les autres espèces humaines les enchairés, attachés à leur nature biologique, se partagent entre exubérants, génétiquement modifiés et statiques, inchangés. À la croisée des numériques et des biologiques se trouvent les Gleisers, qui n’ont pas entièrement renoncé au monde matériel, androïdes qui se lancent à la conquête de l’espace physique, alors que les citoyens des polis se contentent d’accroître leurs connaissances à l’aide de simulations, parfois de la taille d’un univers…
Si le début du roman requiert quelques efforts de lecture, malgré le réel souci de vulgarisation de l’auteur, la suite est plus abordable avec la tentative de sauvetage d’enchairés devant la menace de rayons gammas dû à l’effondrement d’une étoile à neutrons. La mauvaise compréhension du phénomène à l’origine de ce bombardement terrestre et la possibilité de catastrophes similaires incitent une polis à chercher un abri définitif quelque part dans l’univers : c’est le récit de la dissémination de milliers de copies de citoyens dans toutes les directions qui compose les parties suivantes.
On assiste à la quête des trous de ver contenus dans les particules élémentaires et susceptibles d’être agrandis, à la découverte d’entités extraterrestres (« Les Tapis de Wang » est une nouvelle extraite du roman) ou des traces qu’elles ont laissé à l’intention d’intelligences capables de les comprendre, jusqu’à se porter très loin dans l’espace et le temps, dans des dimensions parallèles.
À chaque fois, Greg Egan justifie ses idées par des présentations de haut niveau mêlant vraie science et hypothèses originales, poursuivant en chemin des réflexions philosophiques sur la structure de l’univers, un questionnement sur les rapports entre matière et esprit, et sur la spécificité de la nature humaine. De loin en loin, le lecteur tombe sur des passages arides pourtant nécessaires, voire essentiels, car la science-fiction ne saurait se passer de spéculations de ce type, véritables pépites de science of wonder. Les interrogations se font parfois plus humaines, comme lorsqu’il s’agit de déterminer si « l’avance rapide », une compression de temps subjectif permettant d’assister aux évènements intéressants sans subir l’ennui qui sépare chacun d’eux, n’est pas préjudiciable à la capacité d’émerveillement ni ne compromet la réflexion. Heureusement, les copies numériques ont dans l’ensemble choisi de conserver (par atavisme ?) une forme et un environnement humains, moins dépaysant pour le lecteur. Elles favorisent à l’occasion la manifestation fugitive de sentiments et des réactions moins cérébrales. Après tout, c’est le spectacle d’un drame et la crainte d’une extinction qui sont à la base de la diaspora. Cependant, les possibilités d’un environnement numérique, l’univers comme objet de connaissance et la vie comme instrument de son étude, restent le véritable moteur du récit.
Le roman rappelle Les Derniers et les premiers et Créateurs d’étoiles d’Olaf Stapledon pour l’ampleur de la vision, ou les plus belles pages d’Arthur C. Clarke ou Stephen Baxter sur le cosmos. C’est de la hard science sous sa forme la plus pure. Malgré l’exigence de lecture, même assurément à cause d’elle, Diaspora se classe d’emblée comme un chef-d’œuvre incontournable de la science-fiction. Un seul mot pour le qualifier : fascinant, vraiment !
Il n’est pas inutile de rappeler que le roman fut publié en 1997 et qu’après avoir essaimé dans les pays de langue anglaise, il parut en Allemagne trois ans plus tard, en Roumanie en 2003, au Japon et en Espagne en 2005 et 2009, soit dix ans en arrière. Il était inconcevable que Diaspora reste inédit dans la patrie de Jules Verne plus de vingt après sa parution. Ironie du sort, parmi les remerciements de fin d’ouvrage, Greg Egan cite les acteurs français ayant contribué à le faire connaître à ses débuts. Les éditions du Bélial’ comblent ainsi un énorme retard, en même temps qu’ils réparent une injustice. Bravo !