Dans l’entretien accordé à Bifrost en 2018, Peter Watts déplorait la paresse des auteurs qui reprennent poussivement les trous de ver de leurs prédécesseurs pour s’affranchir des longues distances spatiales. Il revisite ce trope en se penchant sur la condition des ouvriers chargés de créer les portes, maçons de l’espace sacrifiés pour la cause, qualifiés de spores qui facilitent l’essaimage de l’humanité, mais aussi d’hommes des cavernes au regard de l’évolution qui s’est forcément poursuivie entre-temps.
L’Eriophora, du nom d’une araignée plus communément appelée tisserand, est un astéroïde transformé en vaisseau spatial qui sillonne la galaxie depuis soixante-six millions d’années pour créer ces futures autoroutes de l’espace. Trente mille membres d’équipage sont réveillés par petits groupes à intervalles de milliers d’années chaque fois que Chimp, l’intelligence artificielle du bord, a besoin d’assistance humaine. Elle est en effet d’une capacité limitée, une précaution des concepteurs pour éviter, à terme, une dérive vers l’autonomie qui contreviendrait au projet. Les humains, ingérables de nature, mais contrôlables par l’accès aux ressources, constituent le contrepoids nécessaire. Cependant, que vaut cet équilibre au regard d’une échelle de temps étirée en millions d’années ?
En effet, les passagers, ravalés au rang d’outils, finissent par s’interroger sur le sens d’une mission sans fin destinée à une humanité qui les ignore et n’existe sans doute plus sous sa forme originelle, voire plus du tout. Au centre du récit, la relation privilégiée de Sunday Ahzmundin avec l’IA. La loyauté de la première est mise à rude épreuve lorsque Chimp ment ou manipule pour rassurer les humains ou garantir la paix sociale. Et bientôt, la question de sa fiabilité se pose lorsque, en vertu des intérêts supérieurs de la mission, l’IA devient tueuse en série… La révolte gronde.
Mais comment s’opposer à une intelligence qui a des yeux et des oreilles partout, ne se repose jamais et suit les activités de chacun via ses terminaux ? Comment savoir si des révoltes n’ont pas été étouffées dans l’œuf dans un passé lointain ? Il faut beaucoup d’ingéniosité et de détermination pour ourdir en toute discrétion un complot alors qu’on passe des milliers d’années endormi sous la surveillance de son ennemi…
Peter Watts reprend ici ses thèmes de prédilection avec son implacable lucidité, et à travers ses modes de traitement préférés. À l’image de Starfish, Eriophora est un récit en vase clos qui offre des conditions d’observation dignes d’un laboratoire. L’auteur y démontre qu’aucune entreprise humaine n’est viable à long terme : la conception même du projet, incluant des précautions et des garde-fous retors, contient les germes de son échec. Effondrement est d’ailleurs le titre d’un des chapitres de ce récit.
Mais s’il est question, au centre de l’Eri, d’un trou noir fournissant l’énergie à la création des portailles, Eriophora est un roman psychologique plus que technologique. Watts cerne les petits signes annonciateurs de changements majeurs, la fragilité croissante des personnages, auxquels il réserve sa sympathie malgré leurs compréhensibles errements. Ceux-ci éprouvent davantage d’amertume devant la situation que de colère contre une IA, paramétrée par les concepteurs qui les ont également formés. Le sentiment d’impuissance prévaut : en cas de victoire, quel bénéfice tirer d’une autonomie retrouvée sachant que le vaisseau restera à jamais leur seul horizon ?
C’est un récit basé sur le très long terme que Peter Watts a entrepris avec le cycle de « Sunflowers », qui suscite nombre de vertiges métaphysiques. La vie à bord de l’Eri devient la métaphore de l’absurdité de l’existence et des tentatives pour lui donner un sens. La brillante conclusion retourne les questions en direction du lecteur, qui se voit astucieusement pris à partie. Il lui est même proposé d’agir comme un passagers du vaisseau en récoltant les indices fournissant un lien vers une nouvelle inachevée qui se déroule dans le même univers.
Car Peter Watts continue d’explorer son univers à travers des nouvelles, dont trois ont été publiées dans le recueil Au-delà du gouffre : « L’Île » (prix Hugo 2010 et initialement parue dans le n° 61 de Bifrost), « Géantes » et « Éclat », qu’on aurait bien aimé voir réunies dans le même opus, comme un écrin pour un récit qui fait réfléchir sans jamais perdre de vue son intrigue au suspense constant.