Les amateurs de hard SF partagent avec les enfants et les scientifiques la conviction que le monde qui nous entoure est une source inépuisable de surprises et d’émerveillement — un sense of wonder qui ne fait qu’ajouter à la beauté des choses ou des textes, sans jamais rien en retirer.
Un domaine semblait pourtant lui échapper : du monde quantique, a-t-on longtemps estimé, on ne saurait parler que prudemment et le sense of wonder se devrait de faire place à une sorte de crainte respectueuse devant les vertiges conceptuels orthodoxes. Les auteurs de SF n’abordaient que les aspects les plus superficiels d’idées quantiques qui fascinaient pourtant leur public. Il a fallu attendre plus d’un demi-siècle pour qu’ils s’en emparent progressivement, du Number of the Beast (1980) et du Chat passe-muraille (1985) de Robert Heinlein aux variations de Greg Egan (Isolation, 1992 ; L’Enigme de l’univers, 1995) et de Stephen Baxter.
Trois auteurs, trois approches radicalement différentes. Dans son cycle du Monde comme mythe, Heinlein appliquait les principes quantiques à la littérature et s’amusait à montrer comment les multivers fictionnels permettaient d’en déjouer les paradoxes. Egan joue en virtuose des vertiges des interprétations probabilistes, de la multiplicité des univers parallèles. Baxter, quant à lui, choisit d’appliquer au monde quantique l’arsenal narratif traditionnel de la SF : il nous en décrit les merveilles par les yeux de personnages pour lesquels elles sont des réalités quotidiennes.
Ceux de Flux (1993) vivent près de la surface d’une étoile à neutrons, dont la densité interdirait a priori toute vie organique. Ce sont donc des êtres au corps d’étain et à la taille microscopique, au sens premier du terme : ils ne dépassent pas quelques microns de hauteur ; la vaste cité qui fait leur fierté, Parz, ne mesure guère qu’un centimètre ; et un voyage de quelques mètres est une prodigieuse aventure. Ce qui tient lieu d’air y a des propriétés proprement quantiques, comme la superfluidité ; le « deuxième son » (une onde de température à pression constante plutôt que l’inverse) permet la vision, et l’on apprend dès les premières lignes du roman que les photons ont une odeur. Nos héros ressentent également les variations de champ magnétique, le « flux » du titre, qui dominent leur univers.
Si l’étrangeté de ces perceptions sensorielles participe puissamment au dépaysement du lecteur, le paradoxe n’est qu’apparent : conçus à notre image, ces humanoïdes auxquels on s’identifie sans peine ont comme nous cinq sens, mais qui ne sauraient fonctionner comme les nôtres, et les mêmes mots recouvrent des mécanismes somato-physiques très différents.
A ce stade, il convient de saluer les traducteurs de Flux, Sylvie Denis et Roland Wagner : leur fidélité au langage inventé par Baxter pour rendre compte de ces conditions de vie extrêmes s’accompagne de véritables trouvailles lexicales, comme le « magmont » et le « magval » des lignes de champ (up- et downflux, dit moins joliment Baxter). La couverture de Manchu réussit également la gageure de combiner l’élégance de la composition avec la justesse de la vue d’artiste, dont le moindre détail trouve sa justification dans le texte. Du grand art.
Cette micro-histoire s’inscrit par ailleurs dans un arc immense, dont l’ouvrage intègre une chronologie courant sur près de vingt milliards d’années. Après Gravité (1991) et Singularité (1992), Flux est le troisième volet de ce cycle des Xeelees. La quête de sa protagoniste, la jeune Dura, a pour enjeu de comprendre à quelles fins sa race a été créée par nous autres « archéo-humains » — et d’accepter, ou non, son destin cosmique. Les amateurs de space opera en prendront aussi pour leur sense of wonder.
Un roman foisonnant, donc, facétieux parfois, si riche que le puriste en moi a presque mauvaise conscience à regretter que d’autres aspects de cet univers fascinant n’aient pas été plus approfondis — que les habitants de ce monde quantique ne rencontrent pas de problèmes particuliers de mesure, par exemple, que l’écologie en soit à peine esquissée ou la politique rudimentaire.
Un roman difficile, aussi. Les amateurs moins confirmés gagneront peut-être à aborder la hard science baxtérienne par le biais de ses nouvelles, comme celles du recueil Vacuum Diagrams qui viendra bientôt compléter le cycle des Xeelees chez le même éditeur. Elle le mérite. Car avec Stephen Baxter et Greg Egan, le Bélial’ affirme plus que jamais une posture militante, offrant au public français des textes de la science-fiction la plus ambitieuse, dans des traductions impeccables.