Frank HERBERT
LE BÉLIAL'
49,80 €
Critique parue en octobre 2021 dans Bifrost n° 104
L’œuvre de Frank Herbert ne cessera jamais de revenir sur les thèmes qui la caractérisent, à savoir l’écologie, la rareté, la survie, le pouvoir et son éthique, la religion, la foi et l’espérance, les valeurs de l’échange et la communication, toujours en ouvrant de nouvelles approches, ceci, bien sur, à l’aune des compétences majeures de l’auteur : psychologie et psychanalyse. La présente intégrale des nouvelles (près de 1000 pages pour quarante récits dont plusieurs inédits) déplie ce constat à loisir.
De facture dickienne, « Vous cherchez quelque chose ? » recourt d’emblée à la psychologie pour aborder l’idée nietzschéenne que qui vit dans le confort sans avoir à lutter s’affaiblit, et que le prédateur a tout intérêt à maintenir sa proie dans cette sécurité illusoire.
« Opération Musikron » propose l’idée que l’inconscient collectif jungien ne relèverait pas d’un ordre symbolique, mais biologique, débouchant sur le concept de mémoire génétique – que l’on reverra dans « L’Effet GM » ou encore « L’Œuf et les cendres » – pour revisiter le mythe du phénix tout en préfigurant les révérendes-mères Bene Gesserit.
Le struggle for life au cœur de toute l’œuvre herbertienne conduit, si on ne lui adjoint pas en parallèle des compensations satisfaisantes bien qu’illusoires, au« Syndrome de la Marie-Céleste », une sorte de massif burn out social. Chez Herbert, la lutte pour la (sur)vie ne se limite pas, comme le voudraient les ultralibéraux, à la guerre de tous contre tous qui sont la stratégie et les discours machiavéliens des dominants : diviser pour régner. Aux yeux d’Herbert, des concepts tels que l’éthique ou la coopération sont des armes tout aussi mobilisables aux fins de la survie.
Ce qui précède donna à penser à certains – Marcel Thaon et Eliane Pons —, in Fiction n° 220 (avril 1972), que Frank Herbert devait être perçu comme réactionnaire. Or il parle de la totalité, met souvent en garde contre la tentation de ne la point prendre en compte, et qu’elle comprend tant la réaction que le progrès. Sa plus grande crainte est d’ailleurs le conservatisme. Ainsi, dans « Forces d’occupation » ou « Cessez le feu », montre-t-il le peu d’estime qu’il porte aux militaires. Il fait aussi preuve de cet humour dont il lui a été reproché de manquer dans « Le Rien du tout », et même d’un brin d’ironie face à cette préscience à laquelle soit on ne saurait échapper (Dune), soit qui n’en est pas une. Un sort semblable à celui de Muad’Dib sera effleuré de manière minimaliste dans « Rencontre dans un coin perdu » ; un tel pouvoir ne pouvant qu’engendrer peur, rejet et haine.
« La Drôle de maison sur la colline » , où le prédateur finit par tomber dans le piège qu’il a lui-même tendu, et « BEUARK », tournent autour du désir, moteur libidinal de toute action pour le psychanalyste que fut Herbert, qui, à défaut de sublimation, offre sa victime au prédateur ici paré des oripeaux de l’escroc. Herbert approfondira l’idée du « Comité du tout » dans La Ruche d’Hellstrom et Dosadi. À savoir que lorsque les moyens de la violence sont partout répandus ou qu’il existe une arme absolue, il devient dès lors pour les puissants prudents de s’en abstenir.
Pur chef-d’œuvre, « Essayez de vous souvenir » rappelle que le langage corporel dit la vérité là où les mots, qui ne sont que symboles, peuvent mentir, et a eu une somptueuse descendance avec L’Enchâssement de Ian Watson, Babel 17 de Samuel R. Delany, sans oublier le fameux « L’Histoire de ta vie » de Ted Chiang (mis en images par Denis Villeneuve, déjà…).
La plus grande crainte d’Herbert est celle de l’instauration d’institutions figées parce que suffisamment tolérables. Afin d’y remédier, il a créé le BuSab de Jorj X. McKie. Le thème revient dans « La Bombe mentale » et « La Mort d’une ville », ainsi que dans « La Voie de la sagesse », « Le Chaînon manquant », « Opération meule de foin » et « Les Prêtres du psi », qui forment le fix-up Et l’Homme créa un Dieu. Tant la cabale féminine du troisième texte que le complot d’une religion à même de faire de vrais miracles illustrent l’idée que le changement est non seulement inévitable, mais surtout souhaitable. Jorj X. McKie apparaît comme un alter ego de Jerry Cornelius : des agents réintroduisant du changement, de la fantaisie (de l’humour) dans un monde où cela vient à faire défaut afin que la lutte pour la survie puisse continuer au profit du mieux s’adaptant. Si Herbert avait été physicien, il l’eut exprimé en terme d’entropie, celle-ci s’accroissant inexorablement au fil des changements, la solution la plus écologique, de moindre énergie, consiste à se laisser porter par le flux, s’adapter plutôt que de se scléroser, et continuer de participer à la lutte pour une vie (meilleure). D’un texte à l’autre, ses thèmes ne cessent de s’entrelacer subtilement.
Outre « Le Chant d’une flûte sensible » rattaché au « Programme Conscience », l’intégrale se conclut sur quelques textes de moindre envergure, dont « Le Ferosslk fortuit » destiné au Last Dangerous Visions de feu Harlan Ellison est une variation de « Tout smouales étaient les borogoves » de Lewis Padgett qui n’égale pas son modèle.
Parce qu’il traite des sujets les plus fondamentaux – la survie de l’humanité et les moyens d’y parvenir –, Frank Herbert est un écrivain sans pareil. Il nous révèle les mécanisme du pouvoir à l’œuvre, dit pourquoi nous vivons et pourquoi nous le faisons ainsi. Il montre ce qui est sous-jacent au fonctionnement de l’humanité. Son œuvre ne pouvait voir le jour avant les années 50 et la découverte, la compréhension, de la finitude du monde. Par cela il est l’un des écrivains les plus importants, non de l’Imaginaire ou de la SF, mais de la littérature dans tout ce qu’elle a de plus utile : l’intellection du monde, et les deux tomes de cette intégrale sont à la fois les clés et les racines de cette œuvre.