On avait déjà croisé Harrison Harrison dans un précédent (court) roman de l’auteur, Nous allons tous très bien, merci, qui se déroulait, pour l’essentiel, dans le cadre de séances de thérapies collectives pour personnes en situation post-traumatique. Chacun parlait de ce qu’il avait vécu, et en ce qui concerne Harrison – qui doit à l’humour de ses parents le fait de porter un non et un prénom identiques —, il était beaucoup question de sa rencontre avec un certain Scrimshander. Rencontre qui fait donc l’objet du présent roman, titré d’après son personnage principal (Harrison Squared, en VO, soit, littéralement, « Harrison au carré »). Or, Daryl Gregory n’étant jamais exactement là où on l’attend, ce livre qui narre des événements tragiques… prend la forme d’un roman pour adolescent. Que son éditeur français, le Bélial’, prend un malin plaisir à publier… sans mention d’une quelconque catégorie jeunesse. On ne saurait blâmer l’un ou l’autre, tant ce roman peut plaire aux deux types de lectorat. Précisons en outre que le livre peut se lire de manière totalement indépendante du précédent.
Harrison, donc, arrive un jour dans la ville de Dunnsmouth (on y reviendra), petite bourgade portuaire de Nouvelle-Angleterre où sa mère, océanographe, doit mener des expériences pendant plusieurs mois. Malheureusement, le père de Harrison ne les accompagne pas, et pour cause : il est mort alors que son fils n’avait que trois ans, sauvant celui-ci après qu’une créature non identifiée – un requin, quoi d’autre ? – a tenté de le bouloter. Harrison y a perdu une jambe, et gagné une solide aversion pour les choses de la mer. À son arrivée à Dunnsmouth, sa génitrice l’inscrit au lycée local, où il a toutes les peines du monde à trouver sa place : les élèves l’ignorent, quand ils ne se montrent pas clairement hostiles, quant au principal et aux profs, ils font montre d’une attitude qu’on qualifiera poliment d’étrange… Harrison commence à se dire que les semaines vont être longues, même si certains comportements bizarres titillent assez vite sa curiosité. C’est alors que sa mère, lors d’une sortie au large, disparaît brutalement…
Les lovecraftophiles auront noté la couverture du présent bouquin, pleine de tentacules, et le nom de la localité qui fait cadre à l’intrigue : Dunnsmouth, croisement évident entre Dunwich et Innsmouth, deux lieux emblématiques de l’œuvre du maître de Providence. Impression confirmée par les illustrations de Nicolas Fructus, grand lovecraftien devant l’éternel, qui parsèment les pages de cette édition, présentant une galerie de portraits tout à la fois hauts en couleur et menaçants au sein d’un ouvrage à la finition soignée (couverture avec rabats, imprimée en couleurs recto/verso, vernis sélectif). On est bien ici dans le registre de l’hommage, mais par le biais d’une histoire contée au travers des yeux d’un adolescent, comme si HPL avait été revisité sauce Goonies (ou, pour nos plus jeunes lecteurs, Stranger Things). Tout y est : la menace sourde qui se précise peu à peu, une atmosphère oppressante qui nous mène progressivement au cœur de l’horreur, des créatures cauchemardesques… mais aussi pas mal d’humour, autre démarcation par rapport à Lovecraft, qui désamorce l’angoisse pour mieux nous y faire replonger quelques pages plus tard. C’est rythmé, efficace, parfaitement équilibré, traversé par des morceaux de bravoure ; et le style de Gregory, qui emprunte à la fois au romans young adult et à la prose lovecraftienne, est admirablement traduit par Laurent Philibert-Caillat. En outre, le roman présente deux niveaux de lecture selon que vous aurez lu ou pas Nous allons tous très bien, merci auparavant : dans la négative, il constituera un excellent roman horrifique, de la plus belle eau, avec visions dantesques que ne renierait pas l’Alan Moore du Neonomicon ; dans l’affirmative, ce récit d’apprentissage résonnera forcément avec le Harrison Harrison devenu adulte, qui tente de régler ses problèmes avec son passé, et avec le Scrimshander, inquiétant ici, terrifiant dans Nous allons tous…
Décidément, Daryl Gregory est rarement là où on l’attend. Et c’est très bien ainsi !