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Les critiques de Bifrost

Incarnations

Xavier BRUCE
LE BÉLIAL'
250pp - 15,00 €

Critique parue en avril 2009 dans Bifrost n° 54

« Une ancienne charcuterie industrielle. Un lieu clos, labyrinthique et interactif. Un vieil artiste : Antonin Fabrio, cinéaste et sculpteur sulfureux. Cinq personnes, trois hommes, deux femmes, recrutées pour participer à une expérience extrême. Moyenne d'âge : entre vingt et trente ans. Cinq prisonniers volontaires, enfermés dans ce bâtiment où ils deviennent une matière brute entre les mains du vieil homme. Et très vite, les motivations réelles d'Antonin Fabrio apparaissent : réaliser une œuvre totale et définitive, faire de l'art avec du vivant ; transformer ces cinq individus en « bioacteurs » pour les amener à incarner des personnes disparues. La métamorphose commence. Dans la douleur. Car Fabrio est prêt à tout pour parvenir à son but : torture mentale, manipulations, violences physiques… »

À cette présentation de l'éditeur, limpide, on se permettra de rajouter qu'une grande rousse se promène aussi dans le complexe industriel ; ainsi que deux gardes du corps, dont un sans main, mais expert en savate.

Collaborateur de la revue Bifrost toujours prêt à dénicher des perles dans les coins les plus obscurs de la littérature dite générale, perles qui se révèlent bien souvent au carrefour des genres, dans ce trou noir qu'on appelle les transfictions, Xavier Bruce a 41 ans. Il vit à Paris. Incarnations est son premier roman. Et une sacrée surprise, n'ayons pas peur des mots, car Incarnations est un roman surprenant, de la première à la dernière page.

Surprenant par sa couverture : une belle illustration de Patrick Imbert (un autre collaborateur de Bifrost : décidemment !) qui évoque le cinéma cradingue de Saw et Hostel et nous emmène de fait sur une fausse piste. On imagine un Loft Story façon survival horror alors qu'on devrait plutôt penser au Eraserhead de David Lynch et au giallo, ce genre de film d'exploitation, principalement italien, à la frontière entre le cinéma policier, l'horreur, le fantastique et l'érotisme, qui a connu son heure de gloire dans les années 1960 à 1980. À bien y réfléchir, Incarnations est une transfiction ET un giallo. Aucune des quatre composantes du genre cinématographique ne manque : scènes de violence physique, scènes de terreur, phénomènes inexplicables (un des personnages ressent les douleurs infligés aux autres), érotisme (le personnage d'Apolline évoque un torchon enflammé virevoltant au-dessus d'une généreuse flaque d'essence). Les codes sont respectés, jusqu'aux détails architecturaux torturés chers au Dario Argento de la grande époque (ici un jardin inversé, là des chambres trop grandes, dénuées de mobilier si ce n'est un lit, etc.).

Surprenant aussi, la construction du roman, extrêmement élaborée, anti-linéaire, en chapitres courts, où presque tous les points de vues s'alternent et forment une mosaïque de folies ; car, inutile de se voiler la face, ils sont tous à la masse dans ce bouquin, dysfonctionnels, autodestructeurs pour certains, narcissiques jusqu'à la nausée pour d'autres, manipulateurs, paranoïaques, sadiques, en proie à diverses hallucinations et j'en passe. Une vraie galerie de monstres. Le marionnettiste a trop bien choisi ses marionnettes ? Sans doute. Et la charcuterie industrielle d'Ozoir-la-ferrière évoque une maison de fous insalubre tirée d'un chef-d'œuvre du cinéma d'épouvante. Cette plongée dans les ténèbres de l'âme humaine n'est pas de tout repos, malgré l'humour (noir) de l'auteur. Elle est beaucoup plus dérangeante qu'une scène de torture frontale tirée d'Hostel — vite vue, vite oubliée. Incarnations suinte la rouille et les fluides corporels viciés, ce n'est pas une lecture pour tous ; dans le meilleur des cas l'hypothétique adaptation cinématographique sera interdite au moins de 16 ans, après affrontements au comité de censure.

En commençant la lecture du livre, je n'ai pu m'empêcher de penser aux premiers romans de Chuck Palahniuk (narrateur à la première personne, phrases courtes, humour méchant, comme on aime), mais cette impression s'est vite estompée tant Xavier Bruce nous plonge dans le kaléidoscope mental de ses protagonistes dérangés (une technique d'écriture que Palahniuk n'utilise pas dans ses premiers romans). Cette prime impression passée, qui relève sans doute de l'influence réelle, c'est le jeu sur la mythologie du cinéma fantastique/d'horreur qui a capté mon attention, car Bruce joue un peu sur le même terrain que La Conspiration des ténèbres de Theodore Roszak, mais poursuit un but tout à fait différent (il part de la mythologie, les scènes de présentation d'Antonin Fabrio, pour aller au présent et même vers l'avenir ; Roszak part du présent pour aller à la mythologie du cinéma, puis s'enfonce jusqu'à l'histoire secrète).

Pur produit de la contre-culture, jeu sur les limites de la littérature dite générale, hommage au cinéma d'horreur italien des années 60-80 (Bava, Argento, Fulci, évidemment, mais aussi peut-être le plus récent Bloody Bird de Michele Saovi, 1987), réflexion assez poussée sur le voyeurisme, la société de spectacle et notre irréversible intoxication aux images de la téléréalité, Incarnations est un bon roman, et par voie de conséquence un très bon premier roman.

Comme il n'existe pas de romans parfaits, on se permettra quelques critiques succinctes : l'utilisation de phrases courtes se révèle parfois lassante ; certaines choses sont doublées et triplées, là où une seule description ou une seule métaphore aurait suffi (bien que bref, le livre aurait gagné à être un poil plus dense, d'autant qu'il souffre d'un petit coup de mou aux alentours de la page 170). Xavier Bruce sacrifie aussi quelques pans de son intrigue au profit d'« effets visuels », mais vu le sujet du livre, on s'autorisera à penser que cela relève d'un choix.

Dès son premier roman, Xavier Bruce va au bout de son projet, au bout d'une folie extraordinaire (à opposer à celle de Bukowski, par exemple), et se taille à grands coups de scalpel un coin douillet quelque part entre le Palahniuk de Monstres invisibles et Les Livres de sang de Clive Barker.

Maintenant, lecteur, c'est ton tour de découvrir les secrets de la bioincarnation.

Thomas DAY

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