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Les critiques de Bifrost

Instanciations

Instanciations

Greg EGAN
LE BÉLIAL'
256pp - 19,90 €

Bifrost n° 114

Critique parue en avril 2024 dans Bifrost n° 114

Structuré comme un recueil de trois textes, Instanciations n’est pas vraiment un fix-up ; il s’agit plutôt d’un roman en trois parties reliées par deux longues ellipses. On y suit Sagreda, une femme qui se réveille dans une caverne (coucou, Platon !) sans savoir où elle est ni même qui elle est. Très vite, elle découvre qu’elle est une « comp », une conscience artificielle construite à partir de la numérisation de plusieurs personnes réelles et qu’elle a été placée dans l’univers virtuel d’un jeu vidéo pour servir de figurante, de « NPC ». À la manière d’un Spartacus numérique, elle va entraîner d’autres comps dans une héroïque tentative pour s’affranchir de la tutelle de l’AsServeur, le programme qui contrôle le jeu et a droit de vie et de mort sur eux. Cette épopée leur fera traverser de nombreux mondes, comme un Londres victorien peuplé de vampires, une Vienne sous le joug nazi où l’on discute logique formelle, ou encore un univers à l’étrange géométrie non-archimédienne. Présenté ainsi, on pourrait croire qu’Instanciations se résume à une version geek de La Grande évasion, où le creusement de tunnel (littéralement mis en scène dans le premier texte) est remplacé par l’exploitation des bugs dans la programmation des différents MMORPG.

Mais comme toujours avec Egan, il y a bien plus que cela. Instanciations interroge sur la nature de la conscience, thème cher à l’auteur de la Cité des permutants. C’est aussi, bien sûr, un texte où les sciences ont une place importante. Egan n’hésite pas à traiter en profondeur de sujets complexes relevant de la physique ou des mathématiques, et à y entraîner son lecteur, le perdant parfois un peu en route (ah, l’arithmétique triadique !), mais l’émerveillant toujours. D’autres aspects du roman, plus politiques, méritent d’être soulignés : le rôle central qu’y jouent les personnages féminins, ou encore la description de l’AsServeur, un démiurge stupide, mû par l’appât du gain et indifférent aux créatures qui travaillent pour lui.

Si ces aspects ne surprendront pas les connaisseurs de l’œuvre d’Egan, on découvre avec Instanciations un auteur plein d’humour. Il y a une fantaisie, une espièglerie dans les mondes farfelus inventés par Egan, comme le soulignent les personnages, à la fois prisonniers de ces univers et conscients de leur absurdité. Ainsi, cette description du jeu qui sert de cadre à la dernière partie : « Inglourious Basterds rencontre… le documentaire sur Kurt Gödel que Werner Herzog n’a jamais tourné » (p. 162), ou encore la gouaille de ces comps qui ressemblent à des enfants tirés d’un livre de Dickens et confrontés aux pires clichés du roman gothique.

On peut enfin trouver dans Instanciations une très intéressante réflexion sur le travail d’auteur de SF. Ainsi, Egan critique le roman de science-fiction à l’origine de l’univers du premier texte, bâti sur une physique dont il démontre l’absurdité à l’aide d’expériences de pensée empruntées à Galilée et Einstein. Sous la plume de l’auteur de « Orthogonal », la pique est particulièrement savoureuse. De même, faire de Gödel un personnage central du dernier texte n’est pas anodin, et celui-ci peut se lire comme une transposition des travaux du mathématicien autrichien à la création d’univers fictifs que l’on cherche à rendre cohérent pour mieux « suspendre l’incrédulité ». Cette partie se conclut d’ailleurs par une allégorie vertigineuse du théorème d’incomplétude, quand un dispositif de réalité virtuelle cherche à convaincre son utilisateur qu’il est retourné dans le monde réel.

Avec Instanciations, les fans du maître australien se sentiront en terrain connu, mais ce roman plus léger que d’habitude, rythmé par l’action, non dénué d’humour, devrait achever de convaincre les inquiets de la hard science d’entreprendre l’escalade de cet incontournable monument de la SF qu’est Greg Egan. Vertige assuré !

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