Ainsi que l’écrivait Catherine Dufour dans son excellente préface aux Expériences siriennes de Doris Lessing, la science-fiction constitue une forme littéraire de la joie. Avec L’Arithmétique terrible de la misère, Catherine Dufour fait cette fois-ci l’imparable démonstration que la SF peut être aussi une manière d’arme. Pas de poing, non. Mais plutôt d’un gros, et même d’un très gros calibre, à l’« épouvantable puissance d’arrêt » selon la formule fameuse de Jean-Patrick Manchette à propos de James Ellroy. Quant à la guerre dans laquelle les dix-sept textes de ce formidable recueil viennent faire le coup de feu, elle est d’essence sociale comme le revendique son titre à la fois poétique et politique.
Fidèle à la ligne dont témoignait son récent Entends la nuit, Catherine Dufour propose ici un puissant arsenal fictionnel, dirigé contre une misère d’une monstruosité polymorphe. Dans le futur (trop) proche de L’Arithmétique terrible de la misère, il y a celle des nouveaux damnés de la terre, réduits à une précarité XXL par un libéralisme définitivement plus néo mais en revanche de plus en plus ultra. Exploitant le potentiel spéculatif de la SF avec cette même et formidable fécondité imaginaire irriguant Le Goût de l’immortalité, certains textes décrivent ainsi une économie où le travail atteint un degré d’instabilité sismique. Tel est notamment le cas de « L’Arithmétique de la misère », qui donne pour partie son titre à l’ouvrage, ou bien encore de « Pâles mâles », un des textes parmi les plus saisissants du recueil. Dans celui-ci, les jobs n’offrent souvent plus de « visibilité au-delà de vingt-quatre heures ». Histoire de pouvoir louer un placard de plus en plus étroit en guise d’appartement – « Qui a besoin de dix mètres carrés là où neuf coûtent moins cher ? » –, on compense l’absence de salaire fixe par une gamme aussi large qu’aliénante d’expédients : « jouer le mobilier dans une boîte à cul […] quatre heures à quatre pattes » ou donner son « sang, [sa] lymphe, [sa] moelle et [ses] totipotentes ». Mais sans doute les personnages de « Pâles mâles » peuvent-ils s’estimer « heureux », car il leur reste encore la possibilité de « choisir » la forme d’exploitation à laquelle se soumettre… Pour d’autres, comme les « assemblages de greffons » que sont les clones de la nouvelle « En noir et blanc et en silence », ne demeure même plus l’illusion du choix ; définitivement et fatalement réifiés qu’ils sont par l’extension du domaine du marché, rendue infinie par de nouvelles innovations scientifiques. Faisant franchir une désastreuse étape à l’antique marchandisation des corps, la science fictive de L’Arithmétique terrible de la misère permet encore de transformer en vulgaires denrée les sentiments et les souvenirs. Puisque comme le dit le protagoniste de « WeSIP » : « La vie privée, c’est comme le diésel : ça date et ça pollue. » Une fois numérisée, elle offre une nouvelle source de (médiocres) revenus aux dominés à venir, encore plus dépossédés que ceux de notre temps, car désormais privés de leur intimité comme dans « Glamourissime ! 20 mai 2040 » et « Oreille amère ». Rien n’échappe désormais à la monétisation, que ce soit l’art dont la commercialisation se déroule à l’échelle cosmique (« Tate Moon ») ou même la dictature, érigée en produit touristico-branché (Sensations en sous-sol »).
D’airain en matière économique, la domination future imaginée par Catherine Dufour l’est tout autant quand elle touche au genre. Le patriarcat continuant à sévir ainsi qu’en témoignent, à leurs dépens, les héroïnes de « Pâles mâles » – « Langue, socio, ergo, huma-num, sémio, un putain de CV de fille. […] Foutue orientation à treize ans. Foutu destin. » – ou de « En noir et blanc et en silence » : « J’ai désobéi ; je serai répudiée. J’aurai droit à une chambre au centième étage et à un sachet quotidien de calories. » Et lorsque, comme dans le diptyque « Un temps chaud et lourd comme de seins » / « La Tête raclant la lune » – deux textes d’une noirceur éprouvante, agrégeant magistralement SF, uchronie et polar –, la société se fait matriarcale, la mécanique de la domination continue à broyer à plein. Mais cette fois-ci, c’est au tour du chromosome XY de porter malheur…
Certainement sombre, parfois même atroce, ce panorama du futur social n’est est pas pour autant (tout à fait) désespéré. Puisque Catherine Dufour dessine, ici et là, la possibilité d’un monde (un peu) meilleur. D’une inspiration politique que l’on devine plus libertaire que marxiste, l’auteure ne semble certes guère croire au Grand Soir. Ses espoirs semblent plutôt se placer dans des prises de conscience individuelles, des épiphanies politiques susceptibles de générer ensuite des actes de micro-solidarité salvateurs… y compris entre partenaires humain et robotique, à l’instar de « Sans retour et sans nous » et de « Bobbidi-Boo ». La capacité d’autodéfense des personnages de L’Arithmétique terrible de la misère tient, enfin, à leur habileté à détourner à leur profit les outils de la domination, puis à les retourner contre elle. Une stratégie qu’illustre splendidement l’écriture même de Catherine Dufour. Se réappropriant avec une plasticité virtuose et ironique les novlangues managériale et du marketing, ou le récit de psychokiller à la Easton Ellis – comme dans l’extraordinaire « Coucou les filles », autre sommet du recueil –, l’auteure en fait des outils tantôt hilarants, tantôt terrifiants, pour démonter jusqu’au plus infime des rouages du mécanisme de la domination. Et ainsi rendre encore plus redoutables les dix-sept et flamboyants assauts que réunit L’Arithmétique terrible de la misère…