Daryl GREGORY
LE BÉLIAL'
448pp - 23,00 €
Critique parue en octobre 2014 dans Bifrost n° 76
1968, Easterly, Iowa. De retour chez elle par une nuit glaciale, Wanda Mayhall découvre sur le bas-côté de la route la dépouille d’une jeune fille. Le cadavre enserre dans ses bras le corps d’un nourrisson qui paraît mort lui aussi. Très vite, l’enfant va pourtant donner des signes d’animation. Il bouge mais ne vit pas, ce que comprend Wanda l’infirmière. Avec la complicité de ses filles, elle décide de garder le bébé. Ce qui relève du crime d’Etat depuis l’épidémie qui a failli éradiquer l’humanité. Les morts-vivants sont impitoyablement traqués et détruits par les Fossoyeurs, surnom des forces officielles. Quant aux « nécrosympathisants » (aussi surnommés Fausse Barbe car ils confèrent aux MV une façade de normalité), ils disparaissent dans des camps d’internement. John Mayhall, dit « Stony » parce qu’il est gris comme la pierre et que rien ne paraît le détruire, va ainsi passer d’une vie privée clandestine à la clandestinité publique, car il paraît bien avoir un rôle à jouer. De son comportement dépend le devenir de l’humanité, quelle qu’en soit au final la définition.
Le roman, premier de l’auteur traduit en France, est un double récit d’initiation, puisqu’aussi bien le héros principal que l’humanité doivent appréhender leur avenir. Stony est un enfant puis un ado pas comme les autres, et pourtant si prévisible quand il se dispute avec sa mère (p. 66) ou glande avec Kwang, le fils des voisins coréens avec lequel il développe une certaine empathie. Ainsi de la page 96 : « tout ce que Kwang voulait, il le voulait. Tout ce que Kwang aimait, il l’aimait », mais aussi de la formidable scène de masturbation où l’un répand la vie quand l’autre en est incapable, pouvant à tout instant répandre la mort.
La suite, qui vire progressivement au noir, conserve tout au long du récit une formidable maîtrise narrative dans sa description de l’anodin au sein de l’anormal. Le roman renoue brillamment avec la banalité du Mal telle qu’elle apparaissait dans Le Bébé de Rosemary, aussi bien le roman d’Ira Levin que son adaptation cinéma par Polanski. Daryl Gregory dépeint admirablement la routine du camp adverse, les petits riens de l’existence ordinaire, nous rappelant au-delà de son approche personnelle qu’il y a une vie quotidienne dans le Mordor, et que l’Etoile de la Mort a forcément un réseau de sanitaires.
Ce réalisme conféré à un récit résolument d’imaginaire est probablement ce qui fait de L’Education de Stony Mayhall un roman littéralement remarquable, justifiant à lui seul sa lecture. Mais ce n’est pas tout. A mesure de son déploiement, le récit gagne de nouvelles couches de sens, en premier lieu social et politique. L’épisode du Congrès de 1988 à Los Angeles est un authentique tour de force, avec ses différentes factions Morts-Vivants (Abstinents, Perpétualistes, Gros Mordeurs) et, surtout, le Commandant Calhoun, qui a fait fortune dans les bâtonnets de poisson avant de devenir un leader MV (imaginez Captain Igloo tout entier dévoué à la cause zombie, l’équivalent de Magnéto pour les mutants). On pense bien sûr aux différentes tendances afro-américaines de libération (pour faire simple : Martin Luther King et Malcolm X). Toutefois, sachant que Daryl Gregory peut compter sur une solide culture religieuse, on pourrait sans mal retrouver dans la communauté MV toutes les tendances de la résistance juive à l’oppression romaine en Palestine, jusqu’à ses courants messianiques, ici incarnés par deux mentors (le formidable M. Blunt ; le Bout) et bien sûr Stony.
En mode plus pop, l’auteur joue sur la notion même de références, avec la série des romans « Jack Gore », gimmick qui permet une continuelle mise en abyme, ou le savoureux clin d’œil qu’est « le documentaire Romero sur l’épidémie ». A ces différentes couches de sens s’ajoute enfin la dimension physique et métaphysique, avec une très originale application du principe de continuité voulant que la Nature n’admette pas le vide, qui déterminera la fin du roman.
Tout cela ferait déjà de L’Education de Stony Mayhall un must total si ne s’y plaquait, du début à la fin, la dimension absolument jouissive du genre zombie qui exige son lot de charclage, mitrailleuses lourdes contre tsunami de prédateurs. Et l’on ne peut parler de roublardise, car le texte témoigne à tout instant d’une authentique sincérité.
Lisez ce roman et réfléchissez à ce que vous devez conserver dans votre bibliothèque. Un jour viendra où vous mourrez sans être amené à renaître. Alors débarrassez-vous de tous les bouquins inutiles afin de faciliter la tâche à vos héritiers. Mais gardez L’Education de Stony Mayhall. Cela adoucira leur peine.