David MARUSEK
LE BÉLIAL'
128pp - 9,90 €
Critique parue en octobre 2019 dans Bifrost n° 96
L’Enfance attribuée a une place à part dans la collection « Une heure-lumière » : celle du premier texte réédité plutôt qu’inédit, ce dernier ayant été initialement publié il y a vingt ans par Le Bélial’. Vu sa qualité, on ne peut que se réjouir du fait que l’éditeur le remette à la disposition du plus grand nombre, dans une traduction révisée qui plus est.
Il s’ouvre sur une bonne nouvelle pour un couple de 2092, autorisé à retro-concevoir un enfant. Autorisation rarissime, car dans cette Amérique future où la nanotechnologie rend les gens immortels et capables de rajeunir à volonté, il n’en est délivré que 1200 par an. Après cette courte introduction, le premier tiers sert à présenter le monde (dystopique, entre rigidité du contrôle gouvernemental, pestes nanotech forçant les villes à se terrer sous une canopée défensive, robots s’assurant en permanence que vous n’êtes ni un criminel, ni contaminé, et grossesses illégales punies de la plus effroyable des façons) ainsi que la façon dont Sam et Eleanor se sont rencontrés. Ce n’est qu’au début du second tiers que le twist dans l’intrigue va se mettre en place (il se voit venir d’assez loin et rappelle un roman de Frederik Pohl), avant qu’on n’examine ses conséquences (à la fois terribles et touchantes) jusqu’à la fin.
L’Enfance attribuée , écrit en 1995, est un texte incroyable, mêlant de façon magistrale une vision des promesses des technologies futures (nanotech, IA, génétique, téléprésence par holographie, etc.) et surtout de leurs (dystopiques) conséquences sociales. Il montre le délitement du lien social quand la majorité des rencontres se font par holos interposés ou quand les IA ou les clones sont plus humains que les congénères du héros ; celui de l’instinct paternel/maternel quand il doit être renforcé par des médicaments ; celui de la société quand il y a des « immortels » et des humains de base (le fait de condamner les premiers au statut des seconds étant d’ailleurs une sentence pour les criminels ou les gens contaminés par les pestes nanotech) ; celui des libertés individuelles, y compris celle, fondamentale, de concevoir à volonté, quand le gouvernement se fait totalitaire et son contrôle absolu, particulièrement face à celui qui n’entre pas dans la norme sociale ou sanitaire ou celle qui conçoit illégalement. Et un texte où le sense of wonder (un mariage auquel six millions de personnes assistent au premier rang dans l’église) côtoie l’horreur la plus absolue (la signification exacte du terme retro-conception).
Bref, voilà un court roman visionnaire, du Greg Egan avant l’heure, un mélange harmonieux entre SF scientifique et sociale, entre utopie technique et dystopie sociétale, entre sense of wonder et sense of dread, à lire absolument par tout amateur du genre qui se respecte.