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Les critiques de Bifrost

L'Essence de l'art

L'Essence de l'art

Iain M. BANKS
LE BÉLIAL'
288pp - 21,00 €

Bifrost n° 59

Critique parue en juillet 2010 dans Bifrost n° 59

Toujours à la pointe de l’innovation et de la modernité, l’Hexagone se réjouit de découvrir le nouveau (le seul !) recueil de l’auteur britannique Iain M. Banks. Presque vingt ans après (!) sa parution outre-Manche, The State of the Art est enfin disponible dans toutes les bonnes librairies de France et de Navarre. A la pointe, vous disait-on… Certes, quelques privilégiés se targuaient d’avoir déjà lu deux de ses textes (pour mémoire, « Un cadeau de la Culture » et la novella « L’Essence de l’art »), profitant de l’épuisement des supports où ils étaient parus initialement pour provoquer l’envie d’autrui et un fugace sentiment d’autosatisfaction. Ils peuvent ravaler leurs vantardises car l’intégralité du recueil est désormais accessible au commun des mortels. Un ouvrage assorti d’un petit bonus, un cadeau du Bélial’ en quelque sorte, concocté par l’inénarrable AK. Au passage, et ceci n’est pas que flagornerie, ladite préface a le mérite de proposer une grille de lecture de l’œuvre de Iain M. Banks tout à fait digne d’intérêt.

Mais trêve de bla-bla, quid du recueil ? Des huit textes au sommaire, cinq ne ressortissent pas au cycle de la « Culture » et un ne relève pas de la science-fiction. On ne s’en plaindra pas, bien au contraire, ceci offrant un aperçu de la palette textuelle de l’auteur écossais. A ce propos, on ne se privera pas de recommander Le Seigneur des guêpes (épuisé), ENtreFER (Folio « SF ») et La Plage de verre (Pocket « SF »), trois autres de ses romans hors « Culture » et pas forcément S-F

On l’a souvent dit, Banks est un écrivain très ironique. Volontiers potache dans « La route des Crânes », courte nouvelle d’ouverture quelque peu anecdotique tout de même, son humour revêt un aspect plus sadique avec « Curieuse jointure », texte dont la chute fera grincer plus d’une dentition masculine. Comme tout sujet de la Couronne qui se respecte, Banks excelle également dans le nonsense. « Nettoyage » fait montre de cette tournure d’esprit enviable. L’auteur y accouche d’une histoire follement drôle, mettant en scène des E.T. aussi négligents que maladroits confrontés à une humanité à la hauteur de sa réputation. Avis aux amateurs d’humour décalé appréciant Robert Sheckley, Fredric Brown et, soyons fous, Douglas Adams.

L’apparente légèreté ne doit pourtant pas faire oublier la tonalité fréquemment politique des textes de l’auteur. Celle-ci ressort nettement à la lecture de « Fragment », où Banks met en scène l’opposition entre la raison athée et l’intégrisme religieux, sans tomber dans les clichés et les outrances inhérents au sujet. Une fois la lecture de cette nouvelle terminée, un constat s’impose : nul besoin d’appartenir à une espèce différente ou d’habiter sur une autre planète pour être confronté au phénomène d’incommunicabilité. Au passage, le connaisseur goûtera l’allusion à un épisode dramatique de l’histoire écossaise contemporaine et appréciera l’usage fatal qu’en fait Banks. On passe vite sur « Eclat », dont l’aspect expérimental, dans le genre bruit blanc et collage, peut rebuter, pour retrouver l’univers de la « Culture » dans ce qu’il a de meilleur : l’intime, le dilemme éthique et l’ironie amère. On commence doucement avec « Un cadeau de la Culture » ; l’histoire d’un exilé de cette civilisation, réfugié sur une planète aux mœurs disons plus vénales, où il espère se faire oublier de Contact. Tentative ratée, puisque des malfrats lui proposent d’acquitter ses dettes en abattant un vaisseau spatial. Pour ce faire, il doit utiliser une arme de la Culture, un artefact particulièrement bavard et, par voie de conséquence, parfaitement insupportable. Conflit moral et manipulation apparaissent ainsi rapidement comme les enjeux de cet excellent texte. On franchit un cran supplémentaire dans l’excellence avec « Descente ». Sur un mode intimiste et émouvant, cette nouvelle révèle une autre facette de l’auteur : son goût pour l’introspection. Ce huis-clos dans un scaphandre raconte en effet la marche désespérée d’un naufragé sur une planète déserte et le tête-à-tête qui en résulte avec l’IA attachée à sa survie. Difficile de ne pas juger ce texte comme le point fort du recueil, tant il fait vibrer la corde sensible sans pour autant basculer dans le tire-larmes. Reste « L’Essence de l’art », novella au cours de laquelle la Culture fait face à l’humanité. Une rencontre sans véritable contact permettant d’admirer une nouvelle fois l’humour de Banks — les notes et la conclusion du drone relayant le récit sont sur ce point tout à fait croustillantes. Vraie réussite que cette histoire, presque trop dense tant elle amorce de pistes à analyser. Conjuguant verve satirique — le regard de la Culture sur la Terre est à ce propos saignant —, démarche réflexive sur la nécessité du mal pour discerner le bien, considérations sur l’art et sur l’utopie, Banks n’omet pas pour autant de raconter une histoire touchante animée par des personnages complexes et attachants. Pour toutes ces raisons, « L’Essence de l’art » n’usurpe pas sa qualité de texte essentiel dans le cycle de la « Culture ». Assertion non négociable.

C’est un euphémisme d’affirmer que les fans de Banks attendent de pied ferme ce recueil. On peut craindre hélas que cette attente, conjuguée à l’hétérogénéité des textes qui le composent, ne provoque quelques déceptions. Cependant, il n’en demeure pas moins que de par son humour, ses thématiques éthiques, philosophiques et politiques, l’auteur écossais, même lorsqu’il œuvre dans un mode mineur, demeure un cran au-dessus des autres. En attendant la parution éventuelle du prochain roman de Banks en France — un nouvel opus intitulé Transition est d’ores et déjà annoncé outre-Manche —, vous savez ce qu’il vous reste à faire…

Laurent LELEU

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