Avec La Cité des crânes, auto-fiction à mi-chemin entre le carnet de route et le roman stricto sensu, Thomas Day se livre tel qu'en lui-même, à poil, en sueur et les pieds sales, toute perversion mise à part. Sur la base d'un certain Thomas Daezzler, agent d'une organisation pseudo libertaire en mal d'aventures et dégoûté par un innommable pays hexagonal, l'histoire commence en Thaïlande pour se clore en longues sodomies, et accessoirement au Laos. Si La Cité des crânes peut plaire ou profondément ennuyer son lecteur (en fonction des expériences de voyage de tout un chacun), on ne pourra enlever à son auteur une évidente sincérité, un vrai talent de conteur et une efficacité définitivement diabolique pour attraper son lecteur par le col et lui plonger le nez contre l'encre fraîche du livre. Le vrai souci est en fait bien plus fondamental et tient à la nature même du genre : l'auto-fiction a ses limites et il est beaucoup trop difficile de faire la part des choses entre le vrai et le fantasmé pour ne pas parasiter la lecture de chapitre en chapitre. Résumons. Thomas Daezzler quitte son pays et atterrit en Thaïlande pour y retrouver une fille qui ne fera évidemment pas autre chose que lui claquer entre les doigts (moites, les doigts, il fait chaud par là-bas). Dès lors, la mécanique s'emballe et embarque le Thomas au Laos, le temps d'y travailler comme gérant de bar à putes et d'y rencontrer moult personnages exotiques. Jusqu'ici, tout va bien, mais le fantastique n'est jamais loin : suite à la disparition du propriétaire du bar en quête d'un frangin disparu en pleine jungle, Thomas va bien devoir se coltiner au réel et se mettre lui aussi en marche vers la Cité des crânes, lieu fantasmatique et violent où le Colonel Kurz rejoint Conrad et Garland pour un voyage au bout de la nuit aussi glauque qu'humide. Nous ne sommes évidemment pas loin d'Au coeur des ténèbres, après un détour par Michel Houellebecq auquel Thomas Day avait envie de répondre (Plateforme s'intéressant uniquement aux clients et jamais aux putes). Reste que dans sa tentative de carnet de route à mi-chemin entre la folie intérieure et la froide description d'une Asie du Sud-est nettoyée de tout cliché, Thomas Day ne peut s'empêcher de produire lui aussi nombre de lieux communs propres à la littérature de voyage qui s'intéresse trop souvent au voyageur et pas assez au voyagé. Considérations sur le tourisme, dédain des voyageurs-qui-ne-voyagent-pas-vraiment, confrontation au réel qui a tout du fantasme indianajonesque et vague intérêt pour les autres qui masque mal le seul truc intéressant pour l'auteur, à savoir lui-même (ou du moins son héros). On voit que La Cité des crânes peut agacer et laisser sur leur faim ceux qui espéraient plus d'un voyage au bout de l'enfer revu par Thomas Day. Au-delà de ces défauts qui sont plus ou moins évidents en fonction du goût et de l'expérience du lecteur, le livre se dévore et s'offre quelques morceaux de bravoure plus que réussis. Les tripes de l'auteur étalées sur une table forment un spectacle peu ragoûtant, mais c'est justement ça qui rend la littérature intéressante. Ceux qui désirent un récit lisse et propre peuvent passer leur chemin, avec Thomas Day, on se prend le réel dans la gueule et ça ne fait jamais de mal. Qu'importe si on est d'accord ou pas avec ce type de réel très personnel. L'important, c'est qu'il appartient à l'auteur.