Lucius SHEPARD
LE BÉLIAL'
272pp - 20,00 €
Critique parue en octobre 2013 dans Bifrost n° 72
Toujours en odeur de sainteté du côté des éditions du Bélial’, Lucius Shepard y fait paraître un nouveau roman, dont la trame s’inscrit dans la continuité de son désormais fameux cycle du « Dragon Griaule », bien qu’il ne constitue pas une suite directe de la superbe intégrale publiée il y a deux ans (Le Dragon Griaule, critiqué par votre serviteur), puisque les évènements qu’il relate se déroulent en parallèle de ceux évoqués dans les nouvelles.
En voici le trailer. Jeune doctorant en médecine, Richard Rosacher voue une curiosité scientifique obsessionnelle au dragon Griaule, et plus particulièrement à son sang : un médium semblant contenir toutes les formes, aux motifs changeant, comme doué d’une vitalité propre. Une injection involontaire lui fait découvrir les effets du précieux fluide sur l’organisme humain : agissant comme une drogue, il modifie la perception de l’environnement, provoque des rêves de béatitude. Le sang du dragon peut d’une certaine manière sculpter l’imaginaire et imprimer la volonté de qui l’utilise sur celle des autres hommes. Le commerce de cette nouvelle drogue, baptisée pem, rend Rosacher richissime. L’appétit vient en mangeant : devenu un redoutable capitaine d’industrie, il s’associe avec les différentes élites de la ville et se lance dès lors dans une vaste partie d’échecs faite d’alliances fragiles, de crimes en série, de manipulations emboîtées, dont l’enjeu n’est rien moins que la prise du pouvoir sur la vallée de Carbonales : domination politique d’abord, qui finira par se doubler d’une terrifiante emprise spirituelle…
Au fond, il y a peu de surprises à attendre pour les aficionados de Griaule. Dans Le Calice du Dragon, Shepard reprend, répète et amplifie les motifs qui innervaient son précédent recueil, offrant là encore plusieurs approches possibles. J’en retiendrai deux, pour ma part. Le Calice du Dragon est avant tout un roman politique, au sens où il questionne le poids du libre-arbitre dans un monde où un quasi-démiurge semble guider les intentions humaines. Mais la métaphore fonctionne à deux niveaux : derrière la dénonciation du pouvoir coercitif représenté par Griaule, l’auteur ne cesse de s’interroger sur l’ambiguïté de toute relation entre les individus, sur la duplicité de leurs croyances et de leurs désirs, sur la puissance des fictions qu’ils s’inventent et qui, en définitive, finissent par les emprisonner. Les gens aiment qu’on leur mente ; mieux, ils aiment se mentir, se raconter des histoires, et Griaule leur en fournit l’occasion. L’esprit de l’homme est plus retors que le monstre endormi, semble nous suggérer l’auteur.
Tout comme il sert de source d’inspiration ou de bouc émissaire, Griaule agit également comme un révélateur, en particulier pour le personnage principal. La créature est l’instrument, ou l’ingrédient, dont le héros a besoin pour grandir, pour se transformer. D’abord, le médecin ne voit en Griaule qu’une créature qui, bien que surnaturelle, peut saigner et donc mourir. Puis l’homme d’affaires passe de la fascination au déni. Rejeter le dragon dans la catégorie des concepts lui permettra toutefois de mieux s’y confronter, jusqu’à ce que ce corps à corps accouche d’un nouveau revirement intérieur : la certitude de la nature fondamentalement divine de Griaule. Une découverte qui s’accompagne d’une prise de conscience : la soif de richesse, de pouvoir et de reconnaissance de Rosacher l’a rendu brutal, manipulateur, l’a éloigné peu à peu des gens normaux en éteignant sentiments et émotions, au point d’en faire lui aussi un monstre, une hypostase de Griaule… C’est en ce sens que Le Calice du Dragon est aussi un grand roman moral, car il révèle les protagonistes à eux-mêmes, les place face à leurs actes, bon ou mauvais, et leur montre ce qu’ils auraient pu devenir en d’autres circonstances, avec des choix différents.
Deux mots sur le style, enfin. Il suffit de lire quelques pages de l’auteur pour en être définitivement imprégné. Shepard manie les mots avec une précision d’encyclopédiste : chaque phrase donne l’impression qu’on ne peut rien y ajouter ni rien y retrancher. Les goûts, les couleurs, les bruits, les odeurs, les textures, tout est à sa place, dans un agencement si juste qu’ils transpirent littéralement du papier, procurant un effet d’immersion à l’intensité unique. Langue étrange, presque surécrite, hyperréaliste, d’où surgissent pourtant le rêve et le merveilleux…
Roman d’une densité inouïe, aux motifs entrelacés, aux visions aussi spectaculaires qu’incertaines — comme autant de fresques capables d’approcher, mais seulement d’ap-procher, la vérité d’un monde dont l’exploration exige une attention de tous les instants, Le Calice du dragon est un ravissement pour l’œil et pour l’esprit. En vérité, je vous le dis : Griaule est un dieu dont Shepard est le véritable prophète.