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Les critiques de Bifrost

Le Livre écorné de ma vie

Lucius SHEPARD
LE BÉLIAL'
144pp - 9,90 €

Critique parue en juillet 2021 dans Bifrost n° 103

« Mon nom, Thomas Cradle, n’est pas des plus répandu, mais lorsque je suis tombé sur un livre écrit par un autre Thomas Cradle alors que je consultais mes œuvres sur Amazon (un passe-temps auquel je m’adonne fréquemment, comme de nombreux auteurs), je n’y ai guère prêté attention, m’inquiétant surtout de savoir si ce Cradle nouveau et inconnu n’était pas supérieur au Cradle connu. » page 11.

Donc… un écrivain à succès, qui se présente volontiers comme riche, découvre l’existence d’un homonyme trop ressemblant qui a écrit une fantasy contemporaine, La Forêt de thé, publiée directement sous forme de livre broché. Un ouvrage qui n’a pas eu un grand succès, mais s’avère fascinant. Pour percer le secret de la forêt de thé, située dans le delta du Mékong, et comprendre Cradle 2, Cradle 1 se rend en Asie du sud-est. Là, il loue un bateau avant de rédiger une petite annonce où il propose une croisière tous frais payés contre des faveurs sexuelles régulières. Contrairement au sexpatrié lambda, il choisit parmi les candidates non pas une jeune indigène désargentée, mais une Anglaise cultivée dont la consommation quotidienne d’opium n’est pas le moindre vice. Le voyage peut commencer…

La première chose qui frappe en lisant Le Livre écorné de ma vie est son extrême richesse, les ponts qu’il tisse avec de très nombreuses œuvres, Au cœur des ténèbres / Apocalypse now bien entendu, mais aussi certains romans de Stephen King et d’Ernest Hemingway. Cradle (le berceau, en français) ne remonte pas un fleuve vers sa source, il le descend comme on descend aux enfers. Contrairement à la plupart des occidentaux qui visitent l’Asie du sud-est, rien ne le fascine sur place : ni les gens ni leur histoire ni leur culture. D’une certaine façon, il ne s’intéresse qu’à lui-même, à son succès et à son pénis, révélant par ce biais ce qu’il apporte au monde et surtout ce qu’il lui retire. Avec son argent, son pouvoir, son ego, sa libido, il vide l’âme d’une géographie magnifique. Et c’est sans doute là que bat le cœur du texte, Thomas Cradle est corrompu, toxique. Il endommage (au mieux) tout ce qu’il touche, mais il est aussi en quête d’une épiphanie.

Le lecteur qui acceptera d’accompagner ce personnage abject dans un sud-est asiatique qui n’est pas le nôtre sera grandement récompensé. Le Livre écorné de ma vie est un texte brutal et virtuose. Sa métaphysique hante longtemps.

Thomas DAY

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