Claude ECKEN
LE BÉLIAL'
368pp - 18,00 €
Critique parue en octobre 2005 dans Bifrost n° 40
Claude Ecken est un écrivain discret. Il appartient à cette génération d'auteurs ayant fait leurs premières armes au Fleuve Noir, au début des années 80. Vingt-cinq ans de création, critiques, romans et donc nouvelles, dont le Bélial' propose un pot-pourri. À deux ou trois exceptions près, la plupart des textes présentés sont issus de plaquettes à tirages confidentiels. D'où l'intérêt d'une telle initiative.
Ecken défend une certaine idée de la science-fiction. Deux exigences mènent son travail : inventer des histoires qui se nourrissent d'une documentation scientifique précise, sans négliger la dimension humaine. Le texte d'ouverture du recueil, qui lui donne aussi son titre (une réflexion sur le devenir du réel, au cœur d'une civilisation qui a érigé l'information en spectacle, en marchandise soumise aux règles d'une économie cannibale), est à cet égard surprenant, puisque l'argument scientifique, la science, y est réduit à sa portion congrue. C'est que, comme le signale le préfacier Roland C. Wagner : « traitant d'un sujet qui ne nécessite pas d'approfondissements, ni d'extrapolations scientifiques, sauf de légères anticipations technologiques, il a eu cette fois recours aux techniques du roman noir, un genre […] qui possède une dimension sociologique assez forte pour que cette extrapolation passe par lui. » La démarche de l'auteur consiste donc en un savant procédé de va-et-vient entre perspectives multiples, l'approche scientifique ou « sociologique » venant nourrir, compléter l'approche purement narrative, l'une éclairant l'autre et inversement. L'effet, saisissant, se répète dans la plupart des textes suivants. Quelques leitmotivs remplissent les mondes décrits par l'auteur : l'évolution du concept de progrès, la vitesse, l'angoisse née d'un environnement où la science et la technologie dominent.
« L'Unique » dépeint une société strictement utilitariste, où le génie génétique tient lieu de système reproductif ; les hommes sont programmés d'avance, selon leur ADN, et les individus considérés comme simples rouages de la Machine sociale. De fait, les possibilités d'altération de la génétique, et la déshumanisation subséquente, sont d'évidence des thèmes chers à l'auteur, puisque ayant fait l'objet de deux préquelles, « Esprit d'équipe » et « Les Déracinés ». Le futur rend fou ou aliène. La pression presque insupportable exercée sur les protagonistes ne leur laisse guère de choix : s'adapter ou mourir. Certains s'adaptent au prix fort (« Membres à part entière ») ; d'autres préfèrent embrasser la camarde plutôt que s'intégrer et perdre leur âme. Mais que faire quand même la mort vous est refusée ? (« La Dernière mort d'Alexis Wiejack »). Reste la fuite : par translation de conscience pour Edgar Lomb (« Edgar Lomb, une rétrospective ») ; aux marges de la société pour les paumés de « Eclats lumineux du disque d'accrétion » ; ou bien encore dans les univers divergents de la physique quantique (« Fantômes d'univers défunts », « La Fin du Big Bang »). Ce dernier récit figurant sans doute parmi les plus beaux qu'a produit le domaine dans notre langue. Si la tonalité d'ensemble est plutôt inquiétante, et si dangereuses sont les visions du futur annoncé, Ecken n'oublie pas qu'il a de l'humour (« Futurs scénarios » en fin de volume) et qu'il est capable de superbes respirations poétiques (« En sa tour Annabelle »). Un nouvelliste inspiré, donc, s'inscrivant dans la lignée des Huxley, Sturgeon, Ballard et, pour les contemporains, d'un Greg Egan (en moins froid). Leur point commun ? Etre représentatifs de l'idée du futur fantasmé par leurs époques respectives, en équilibre entre l'avenir présent et le présent à venir. Comme le dit l'auteur en préface : « la S-F, c'est regarder le monde contemporain. On ne peut bien parler du présent qu'au futur ». Du très bon, en somme.