Lucius SHEPARD
LE BÉLIAL'
136pp - 9,90 €
Critique parue en octobre 2018 dans Bifrost n° 92
En cette fin du XIXe siècle, Londres est une métropole en pleine expansion défigurée par la révolution industrielle. Dans les bas quartiers, les pauvres meurent sous le regard indifférent des classes dominantes qui viennent s’y encanailler. Bars, maisons de mauvaise vie ou fumeries d’opium assurent le divertissement. Jeffrey Richmond, gentleman excentrique et sulfureux, membre du sélect Club des Inventeurs, s’est installé sur Rose Street, au cœur du quartier mal famé de Saint Nichol, dans l’ancien bordel tenu par sa sœur Christine. Malgré son génie – il a construit des machines destinées à purifier l’air vicié de la capitale –, ses pairs le snobent avec constance. Lorsque Samuel Prothero, jeune médecin et aliéniste, intègre le Club en vue de développer sa clientèle et d’asseoir sa position, il prend soin de ne pas déroger à cette règle tacite. C’est donc dans la rue que Richmond aborde Prothero pour lui confier une mission bien particulière : enquêter sur le décès de la belle Christine, dont le spectre semble hanter l’immense demeure de Rose Street…
De même que le récit emprunte aussi bien au roman néogothique anglais qu’au steampunk, le génial mais taciturne inventeur brossé par Shepard tient autant du Dr Jekyll que du Dr Frankenstein. Quant à la narration, assurée par Samuel Prothero, elle rappelle celle du journal de Jonathan Harker dans le Dracula de Bram Stoker. Sa naïveté sentimentale, ses emportements et ses atermoiements lui confèrent une dimension romantique que renforce la tension sexuelle qu’il subit. Le sentiment de perte et le refus d’accepter la mort traversent le roman de bout en bout. Le lecteur sent peser les secrets inavouables d’un passé qui hante le présent. Ces derniers seront dévoilés, non sans surprises, avant un final spectaculaire. L’ambiance relève tout à la fois de la science et du spiritisme. La démarche de l’aliéniste se veut rationnelle et logique, mais les manifestations du surnaturel créent une atmosphère emplie de mystères et suscitent l’angoisse. Les descriptions des lieux finissent d’immerger le lecteur dans ce Londres victorien aussi sordide qu’effrayant. Si Lucius Shepard rend ici un hommage référentiel, il ne se contente pas d’écrire une histoire de fantôme à la manière de. Il propose un récit intense, fluide et maîtrisé, à la tension grandissante, porté par une imagination riche, une écriture élégante, précise et évocatrice — admirablement bien traduite par Jean-Daniel Brèque. Une réussite de la première à la dernière ligne, et une excellente occasion de découvrir l’auteur pour ceux qui n’auraient pas déjà succombé. Immanquable.