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Les critiques de Bifrost

Nous allons tous très bien, merci

Daryl GREGORY
LE BÉLIAL'
200pp - 16,00 €

Critique parue en octobre 2015 dans Bifrost n° 80

Voilà un astucieux récit sur le thème de la monstruosité qui échappe aux canons du genre. Car il n’est pas ici question des monstres et de leurs exactions, mais de leurs victimes, réunies par le Dr Jan Sayer pour un groupe de parole. On ne connaît donc qu’indirectement les affres par lesquelles elles sont passées, par fragments révélés au fil des séances, personne ne se dévoilant entièrement la première fois. Harrison a échappé, adolescent, à de telles horreurs qu’il est devenu un héros de bandes dessinées ; le plus âgé d’entre eux, Stan, un homme-tronc, fut la victime d’une famille ayant dévoré vifs ses amis ; le tortionnaire de Barbara a ouvert ses chairs pour graver sur ses os des illustrations délivrant un secret ; Greta, belle et distante, a été scarifiée par les membres d’une secte aujourd’hui démantelée ; Martin ne quitte jamais ses lunettes noires qui lui révèlent la monstrueuse réalité des choses…

Ainsi, la thérapie est en même temps le lieu de l’énonciation et celui de la dissimulation, la partie qu’elle est censée révéler sous-tend l’intérêt du récit au même titre que les exactions commises. Progressivement, il s’avère que ces récits disparates s’agencent comme les pièces d’un puzzle appartenant à un seul et même cauchemar. En effet, des agressions semblent indiquer que tout n’est pas fini. Une interview de l’auteur en fin d’ouvrage explique l’origine de ce scénario original : il est impossible que les survivants d’atrocités, à la fin d’un film d’horreur, s’en sortent sans séquelles psychologiques. C’est pour Gregory le moment où le récit commence, et il s’en donne à cœur joie…

Le roman est bref, dense, macabre tout en évitant de sombrer dans les poncifs narratifs du genre horrifique — auquel il est rendu hommage comme le prouvent les discrètes références. La tension ne se relâche à aucun moment de la lecture, jouant alternativement sur les révélations du passé et les motivations de chacun, sans oublier celles qui ont poussé le Dr Sayer à réunir de tels survivants.

La construction est également admirable, qui suit à chaque chapitre le point de vue d’un personnage, puis recommence en en incluant deux à la fois, jusqu’à les mettre tous en scène à la fois vers la fin. Se glisse également ici et là un « nous » parcimonieux, jusqu’à ce que le pronom de la première personne du pluriel se répète de façon à inclure chaque protagoniste au sein d’un groupe qui a fini par s’agglomérer.

Daryl Gregory est un scénariste de comics, et cela se voit par son sens très visuel du récit dans des séquences brèves et parlantes. On avait déjà pu repérer cet art de la construction, à l’état naissant, dans L’Education de Stony Mayhall, qui tentait aussi de casser les codes du récit populaire en annonçant par exemple au lecteur que ce qu’il s’attend à lire ne se produira pas.

Le roman, finaliste de nombreux prix, était en cours d’adaptation par Wes Craven en série télévisée. Il faut espérer que le récent décès du réalisateur n’aura pas fait avorter le projet. Quoiqu’il en soit, ce petit bijou d’horreur conforte Daryl Gregory dans la catégorie des auteurs à suivre.

Claude ECKEN

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