Le Bélial’ aime Jack Vance, et pour étoffer un catalogue déjà bien garni, l’éditeur s’offre la publication d’une intégrale des nouvelles hors cycles de l’auteur. Projet un peu fou de Pierre-Paul Durastanti, qui a en outre assuré la révision des traductions, deux tomes de plus de 1000 pages chacun sont sortis en février et mars dans la collection « Kvasar », celle des beaux livres. De fait, ces deux tomes sont beaux sous leurs couvertures illustrées par Guillaume Sorel, et ce n’est pas un détail. À plus d’un titre, nous sommes là dans l’objet de collection. L’ensemble regroupe 61 nouvelles dont 9 inédites.
Tout amateur des littératures de l’Imaginaire a un jour croisé le nom de Jack Vance. Natif de San Francisco, un temps marin, cet écrivain au long cours a publié une soixantaine de romans, dont des polars, et de nombreuses nouvelles. Il est notamment l’auteur de cycles classiques aussi bien de fantasy que de science-fiction : « La Terre mourante », « La Geste des princes-démons », « Tschaï », « Lyonesse », etc. Vance commence à écrire à la fin de l’âge d’or de la SF et du pulp, ce mauvais genre qui use des clichés ou les crée, et nourrit très largement la culture SF. Christopher Priest disait dans sa nécrologie de Jack Vance qu’il n’avait pas de prétentions littéraires. L’intégrale s’ouvre sur le premier texte publié par Vance : « Le Penseur de mondes » (1945). Heureux présage car penseur de mondes est précisément ce que Jack Vance deviendra. S’il n’avait de prétentions littéraires, il a néanmoins développé un style inimitable, précis, qui touche à l’essentiel. Quand certains échouent en cent pages à poser un univers original, Vance savait le faire en deux phrases.
L’intégrale témoigne de cette capacité à créer des mondes fascinants, exotiques et colorés, à y plonger son lecteur par la richesse de ses descriptions. Vance, c’est aussi des personnages. Il convoque une galerie d’explorateurs, de scientifiques, de policiers et de brigands, de pirates et de truands en tout genre. Le héros vancéen n’est jamais un type très courageux ni très moral. C’est un anti-héros embringué malgré lui dans des péripéties dont il cherche à se sortir, souvent maladroitement. Et puis Vance, c’est du récit d’aventure et de voyage, c’est du polar et des embrouilles, c’est des rencontres avec l’inconnu et l’étrange.
Les deux tiers des nouvelles datent d’avant l’écriture des grands cycles pour lesquels l’auteur est connu. Le premier tome regroupe les nouvelles et novellas écrites entre 1945 et 1954, et présente des textes qui définissent le style, les thématiques et les héros suivant des grandes lignes qu’on retrouvera dans les cycles. « Le Fils de l’arbre », « La Station Abercrombie » ou « Les Maisons d’Izm » sont des modèles vancéens où l’on trouve à la fois la forme du polar et l’exotisme des mondes. À côté de ces archétypes, surgissent des perles inattendues qui illustrent un autre Vance. On lira ainsi « Château en Hispanie », « Droit devant », « Le Bruit », et le très contemporain et très réussi « Personnes déplacées » avec intérêt.
Le second tome comprend les textes de 1955 à 1982. Ces nouvelles montrent un ton très différent de celles du premier tome. On assiste à une diversification des thématiques et des genres ainsi qu’à une disparition presque complète du héros vancéen type. Vance brouille les genres et s’éloigne de la science-fiction pour aller vers la fantasy (« Les faiseurs de miracles ») ou le fantastique (« Le Laitier fantôme »). Si certains textes de cette période sont franchement mineurs, d’autres sont parmi les meilleurs de l’intégrale. On ne saurait ainsi faire l’impasse sur « Parapsyché », « Le Papillon de Lune » ou « Le Dernier château ».
Outre l’ampleur du travail éditorial pour rassembler une telle somme de textes, on retiendra principalement de cette intégrale des nouvelles de Jack Vance la formidable liberté d’écriture de l’auteur qui jamais ne s’est laissé circonscrire dans un genre ou un autre. Ses mondes et les êtres qui les habitent témoignent par leur diversité de cette liberté sans retenue. Comme autant d’odes à l’altérité, souvent pleines d’humour, mais aussi parfois graves, la soixantaine de nouvelles qui constitue cette intégrale retranscrit l’invitation au voyage que formule le capitaine de navire Jack Vance à ses lecteurs.