Lucius SHEPARD
LE BÉLIAL'
480pp - 23,00 €
Critique parue en avril 2010 dans Bifrost n° 58
Entre Lucius Shepard et les éditeurs français de science-fiction, c'est une histoire d'amour qui dure depuis plus de vingt ans. Bien que n'ayant jamais fait partie des gros vendeurs du domaine, son œuvre est suffisamment singulière et enthousiasmante pour que, d'« Ailleurs & Demain » (Robert Laffont) au Bélial' en passant par Denoël et Flammarion, une partie importante de son œuvre ait été traduite, y compris ses nouvelles, format où il excelle, puisque Sous des cieux étrangers est son huitième recueil publié.
Comme Aztechs en 2005, Sous des Cieux étrangers mêle science-fiction et fantastique à travers cinq longs textes fort différents les uns des autres. Une fois n'est pas coutume, dans « Bernacle Bill le spatial » (naguère publié dans l'anthologie Isaac Asimov présente chez Pocket, et prix Hugo en 1993), Shepard quitte le plancher des vaches pour situer son action dans une station spatiale. Pourtant, si l'on fait abstraction de son environnement technologique, ce petit monde vivant refermé sur lui-même ne diffère guère des communautés isolées en marge de la civilisation que l'auteur a souvent mises en scène. Et comme dans nombre de ses textes (y compris dans ce recueil), son narrateur y est davantage spectateur qu'acteur et doit se contenter d'observer un phénomène dont la nature lui échappe foncièrement. Son récit est à la fois le témoignage d'un évènement crucial pour l'humanité et l'hommage à un individu qui, sous des dehors insignifiants, apparaît au final comme le détenteur d'un savoir unique et inexplicable.
C'est le cas également du héros de « Dead Money », nouvelle qui met en scène certains personnages autrefois rencontrés dans Les Yeux électriques, le premier roman de l'auteur, notamment la toujours très ambiguë Jocundra Verret. Il y est donc question de vaudou et de morts ressuscités possédés par une autre personnalité que la leur. Et aussi de poker, l'histoire s'articulant autour de l'organisation d'un tournoi. C'est à mon goût le texte le moins réussi du recueil, ses enjeux demeurant nébuleux jusqu'au bout, néanmoins Shepard limite les dégâts grâce à une galerie de personnages épatants et une poignée de scènes très réussies.
À la relecture, « Radieuse étoile verte » (initialement parue dans Bifrost n°51) n'a rien perdu de ses qualités. À travers un scénario particulièrement habile, Lucius Shepard y raconte le destin d'un jeune garçon membre d'un cirque itinérant, de ses premiers émois sentimentaux au passage brutal à l'âge adulte. Une histoire de vengeance et de trahison aussi, à laquelle l'auteur donne un cachet unique en allant à rebours de tous les stéréotypes liés à ce genre de récits.
Retour au fantastique avec « Limbo », texte qui se démarque assez nettement du reste du recueil, et le seul qui ne soit pas écrit à la première personne. À première vue une histoire d'amour et de fantôme très classique, jusque dans son écriture, mais que l'auteur va prolonger dans une direction inattendue. Contrairement au héros shepardien traditionnel, celui de cette nouvelle est convaincu d'avoir compris la nature du mystère auquel il est confronté, de maîtriser suffisamment les règles du jeu pour se lancer dans la partie. La chute n'en sera que plus dure pour lui.
« Des Etoiles entrevues dans la pierre » clôt le recueil de la plus belle des manières. Au-delà de l'élément S-F qu'on dirait presque issu d'un magazine des années 50, Lucius Shepard y décrit de manière impressionniste le bouleversement que subit une communauté en apparence ordinaire. L'occasion également de faire le portrait fascinant d'un musicien aussi génial qu'abject.
On ne peut donc que se réjouir de la parution de ce recueil, aussi indispensable que les précédents, en souhaitant que cette vieille histoire d'amour dure encore longtemps.