Robert A. HEINLEIN
LE BÉLIAL'
160pp - 10,90 €
Critique parue en octobre 2019 dans Bifrost n° 96
La publication de Waldo est un événement aussi rare qu’exceptionnel. Cette novella fut publiée aux USA en 1942, voici 77 ans, donc, et n’avait jamais eu l’heur d’une traduction française. L’Âge d’or de la SF américaine, qui couvre principalement les années 40, reste mal connu en France car il n’y avait alors aucun support, collection spécialisée ou revue, pour accueillir les textes. La guerre et l’occupation nazie n’arrangeant rien… Les principaux auteurs de l’Âge d’or, Heinlein lui-même, Asimov, Clarke, Bradbury, Simak ou Van Vogt, furent largement traduits dans la période qui suivit, après 1951. La plupart des autres n’eurent pas cette chance, et même chez les suscités, d’excellents textes, tel ce Waldo, passèrent entre les mailles du filet. Mais tout vient à point à qui sait attendre…
En lisant Waldo, le lecteur ne devra jamais perdre de vue ce texte a été écrit en 1942, il y a une vie humaine, une époque où la plupart des foyers n’avaient pas le téléphone (fixe). Robert A. Heinlein n’avait peut-être encore jamais vu la télévision, et la TSF (transmission sans fil) était le seul média électronique concurrençant la presse écrite. Il faudrait encore attendre encore vingt ans pour que quelqu’un aille en orbite et fasse l’expérience de l’apesanteur. Heinlein imagine quelque chose dont nul n’a encore fait la moindre expérience, et dont l’idée n’est alors que purement théorique. La vision qu’il nous en offre dans ce Waldo n’est certes pas exacte, mais néanmoins impressionnante si l’on tient compte du contexte. On y trouvera également de la domotique, télémanipulation et visioconférence, et même l’optronique est envisagée d’une façon négative (p. 49), sans parler des effets néfastes de l’énergie radiante qui évoquent les polémiques sur la toxicité des ondes de nos téléphones portables…
Handicapé de naissance par une myasthénie, Waldo Jones, devenu un véritable génie de l’ingénierie dans le dessein premier de conjurer les effets de sa maladie, s’est installé dans un habitat orbital où l’apesanteur lui évite de trop souffrir. Outre qu’il en veut au monde entier pour son affliction, l’intelligence hors norme qu’il a dû développer l’a amené à mépriser le reste de l’humanité au plus haut point, faisant de lui un misanthrope solitaire aux yeux de qui le seul Gus Grimes, son médecin, trouve grâce. Sur Terre, une forme d’énergie radiante partout disponible permet à la civilisation, et notamment aux transports, de fonctionner. Or, voilà que la chose se met à tomber subitement en panne. Tout le monde y perd son latin. Seul le génie de Waldo semble à même d’apporter une solution, mais, outre son caractère déjà exécrable, il considère avoir été spolié par la NAPA, la société qui diffuse l’énergie radiante. James Stevens convainc le Dr Grimes d’intercéder pour lui auprès de Waldo, ce qui serait vain si Grimes n’avait un autre problème : il est persuadé que l’énergie radiante a un effet néfaste sur la santé des gens et qu’elle les affaiblit…
Loin d’être la raison d’être du texte, la ferblanterie sert de révélateur aux problèmes humains que portent les personnages, faisant ainsi de Waldo un exemple typique de ce qui fait de Robert A. Heinlein un très grand écrivain. La science-fiction, rappelons-le, est une littérature qui consiste à lier des problèmes humains, posés ou résolus, à un contexte technique. La technique étant la problématique majeure de notre temps, la SF s’en voit être la littérature par excellence, débattant de l’humain et de son contexte.
Puisque la chance nous est enfin offerte de lire ce texte remarquable, la meilleure des quinze « Heures-lumière » que j’ai lues, toutes bonnes au demeurant, il faut en profiter sans plus attendre.