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Hangsaman

À la vue de la couverture de ce roman inédit en français de Shirley Jackson, difficile de ne pas penser à celle du Bifrost 99, consacré à l’autrice de La Maison hantée. L’auteur en est le même, Miles Hyman, son petit-fils, également auteur d’une version illustrée de la fameuse nouvelle « La Loterie ».

Hangsaman raconte l’histoire de Natalie Waite, dix-sept ans, sur le point de rejoindre l’université et présentée comme ayant un rapport au monde « différent. » Son père, écrivain, autoritaire et peu prolifique, lui impose d’incessants exercices d’écriture. Il y a également son frère et sa mère, constamment inquiète. Celle-ci reste au second plan la majorité du temps. Suite au départ de Nathalie de la maison, nous la suivons dans la découverte de la vie d’étudiante.

Hangsaman est une plongée, tantôt amusante, tantôt effrayante, dans la psyché d’une jeune femme habituée à inventer des mondes. La narration nous livre ses pensées, avec toutes les digressions imaginables, mais également avec tous les non-dits. Il faut s’habituer à bien différencier ce qui se dit entre guillemets ou derrière un tiret, et ce qui est intégré à la narration. Mais l’affaire n’est pas aussi simple, et rien n’est jamais sûr dans ce roman. Un événement traumatique est violemment imposé à Natalie dans le début de l’histoire. Point de départ de ses divergences ? A priori non, mais faut-il se fier à son rapport au temps ? Qu’arrive-t-il réellement à Natalie ? Qui est-elle vraiment ? Est-elle vraiment ? Le vrai : tout un programme dans l’esprit de l’étudiante. Où est le réel ? Une question pour elle, mais tout autant pour nous…

La relation fille-père, puis fille-père de substitution est au cœur du roman. Natalie, une fois à l’université fréquente de rares autres jeunes femmes, mais la superficialité reste de mise, jusqu’au dernier tiers. Shirley Jackson croque ainsi avec mordant l’hypocrisie. Celle de la famille, celle des « amis », celle du milieu universitaire. Le malaise des faux-semblants, omniprésents dans la majorité des interactions de Natalie, est encore plus déstabilisant quand on le vit au travers d’une des protagonistes. L’enfer des autres, de leurs regards, de leurs opinions, de leurs ricanements mais aussi de leurs envies de parler, de leurs attentions, de leur simple présence.

Shirley Jackson tisse sa toile et nous laisse nous dépêtrer au sein de son labyrinthe, tout en faisant régulièrement miroiter une sortie. Pour autant, Hangsaman n’est pas franchement un roman de genre. Il y a bien des choses étranges qui peuplent ses pages, une ombre entraînante ou un arbre prenant des nouvelles, mais pas assez pour pleinement l’ancrer dans le fantastique. La lecture s’avère exigeante si l’on veut à tout prix comprendre l’enchaînement logique des faits, plaisante si l’on se détache d’aussi basses considérations que la compréhension. Car la plume de Shirley Jackson est riche et peu avare en images savoureuses et descriptions piquantes. À savourer donc, si vous aimez avancer dans le brouillard.

Comme ce monde est joli

Avec ce dense recueil, luvan et Léo Henry proposent au lectorat francophone de décou­vrir le travail sur la forme courte de Karen Joy Fowler, dont jusqu’alors n’étaient disponibles que trois romans en français, dont Le Club Jane Austen. Les deux acolytes suivent le travail mené par Mélanie Fazi sur l’œuvre de Lisa Tuttle avec Ainsi naissent les fantômes (cf. Bifrost n° 64) et Anne-Sylvie Homassel avec les nouvelles de Livia Llewellyn dans Fournaise. En fin d’ouvrage, le duo fournit des commentaires, généralement couplés à des extraits d’interviews, des précisions sur le contexte, sur les nouvelles traduites par leurs soins – dix pour luvan, sept pour Léo Henry.

Dix-sept nouvelles, donc, de tailles variables – de moins de dix pages à plus de cinquante –, parues entre 1985 et 2013, qui offrent un panorama copieux de styles, d’influences et de références. L’ensemble peut évoquer Carmen Maria Machado et son recueil Son corps et autres célébrations (cf. Bifrost&nbp;n° 104), tant dans les thématiques que le mélange des genres et la créativité narrative (« Du recul », particulièrement, mais « Always » également), mais avec une densité et une ampleur plus importantes. Situées parfois dans des pays imaginaires ou plus souvent implantées aux USA, présentant des histoires de familles ou de couples con­frontés à d’étranges situations, les nouvelles invoquent personnalités historiques (Einstein, Austen, mais aussi Carry Nation ou Mary Anning) comme extra­terrestres. L’autrice maîtrise une large palette, et concernant nos genres, c’est un bingo de tous les grands domaines, avec une préférence néanmoins notable pour la science-fiction – telle cette approche de l’exploration extraterrestre (« En visage ») que ne renierait sûrement pas Becky Chambers, n’était la conclusion.

Au rayon des thématiques, difficile de ne pas mettre en avant un regard féminin, qu’Iris Brey a bien décrit concernant le cinéma, dans ces histoires peuplées de femmes, de mères, de filles, de jumelles face à l’étrangeté, la monotonie ou la violence du monde. Les éléments biographiques disséminés dans le paratexte des nouvelles éclairent les histoires à la lumière de celle de l’autrice, et une fois le livre achevé, l’ironie du titre n’en est que plus flagrante, certaines nouvelles étant des plus cruelles, notamment la dernière, « Pelican Bar ». Mais ce n’est rien comparé au commentaire qu’en fait Karen Joy Fowler, à la toute fin de l’ouvrage, et qui vous achève telle la flèche du Parthe.

On l’aura compris, il y a beaucoup à dire sur ce riche assortiment de thématiques et de créativité. On insistera ici sur la plus cardinale : lisez ce recueil.

La Monture

Il aura fallu attendre que la dame, qui aurait eu cent ans cette année, soit décédée depuis deux ans pour qu’elle con­naisse enfin l’heur d’une publication française en volume – quand bien même elle a écrit plus de cent cinquante nouvelles et six romans, dont deux hors Imaginaire, entre 1954 et 2012. Une poignée de ses nouvelles furent néanmoins traduites, dont la dernière remonte à plus de 30 ans, dans Univers 1990. Autant dire que le nom de Carol Emsh­willer n’est évocateur que pour une poignée de fans à la connaissance encyclopédique, et qu’il y a quelque chose du miracle dans le fait qu’un éditeur publie La Monture.

Avant d’être un roman, La Monture est une fable, qui prendra place près de La Ferme des animaux de Orwell, La Planète des singes de Pierre Boulle ou « Comment servir l’homme » de Damon Knight. Emshwiller transpose, dans un contexte SF d’invasion extraterrestre qu’elle développe à l’envi, « Le Loup et le chien » de Jean de la Fontaine.

La Terre a donc été envahie par les Hoots, des ET qui ont les jambes atrophiées, en guimauve, ne peuvent même pas marcher et décident d’utiliser les humains comme monture. On peine à croire qu’une espèce astropérégrine doive en revenir à une traction animale. Si La Monture est bien une conjecture rationnelle, elle est fort peu plausible et exige une suspension d’incrédulité bien particulière. Chose qui n’a rien de dramatique, car le propos de la romancière n’est pas là.

Dans cet univers, les Hoots utilisent l’humanité comme celle-ci utilisaient naguère la gente chevaline. Les humains vivent dans des stalles, sont appariés comme pour « l’amélioration de la race chevaline » et servent à faire des courses de chevaux d’humains. Les Hoots en prennent grand soin, surtout des plus beaux spécimens, sans hésiter à user des éperons et de la cravache au besoin. S’ils en viennent à perdre de leur valeur, leur sort peut devenir moins « enviable », mais ils ne seront cependant ni tués ni mangés. Reste que les humains ne sont pas des chevaux – a-t-on jamais entendu parler d’une révolte de chevaux ? Certains s’enfuient pour aller vivre en sauvages dans les montagnes, où au confort perdu ils gagnent leur liberté.

Dans ce double roman d’apprentissage, Smiley/Charley va devoir comprendre le monde où il vit et apprendre à faire des choix – ses choix. Très beau jeune spécimen (un ado) – le livre pourrait être repris dans une collection pour la jeunesse – il a été attribué à un jeune prince hoots, Petit Maître, qui lui aussi devra faire son pro­pre apprentissage d’un monde changeant. Lors d’un raid d’humains sauvages, Charley et Petit Maître se retrouvent en compagnie de la horde menée par son père. Charley est un dompté, conditionné à la vie parmi les Hoots, et ce qui lui semble enviable et important ne l’est nullement pour les Sauvages, à commencer par son propre père…

Le roman de Carol Emshwiller, qui est de la génération des Vance, Farmer, Dick ou Herbert, est éminemment spéculatif. Il est conçu pour faire réfléchir et ne livre pas du prêt-à-penser disant au lecteur ce qu’il est bon et politiquement correct d’avoir comme idées – si tant est que cela soit de la pensée… Em­shwiller ne tranche pas entre Chiens et Loups ; Herbert nous dirait que le bon choix est celui de la survie et le meilleur, la survie de l’espèce. Emshwiller nous rappelle pour sa part que l’inconfort majeur de la liberté – mais qui lui confère tout son prix – n’est ni le froid ni la faim, aisément circonvenus, mais son corollaire inéluctable : la responsabilité. Devoir faire des choix, prendre des décisions, et des plus difficiles quand la masse préfère en attendre un qui se décide à décider… Un mauvais choix fait par soi-même est-il préférable à un bon fait par autrui ?

Mémoire de métal

La tendance à l’allongement qui afflige les fictions depuis l’apparition du traitement de texte voici une quarantaine d’années n’a pas épargné la novella, et l’on se souvient d’une époque où des livres tels que Dune ou Tous à Zanzibar faisaient figure de monstruosités, mais leurs auteurs avaient de quoi les remplir jusqu’à la gueule, et peut-être n’est-ce pas un hasard s’ils continuent de trôner tout en haut de nombre de listes d’estime – à commencer par celle de votre serviteur. Aujourd’hui, ces derniers sont de longueur standard. Il suffit de voir l’énormité des livres de Steven Erikson, Robert Jordan ou autres George R.R. Martin, Tad Williams, Raymond E. Feist, Terry Brooks, Robin Hobb, Terry Goodkind et cie. Autant de trilogies sans fins. « La Comédie humaine » et « Les Rougon-Macquart » n’ont qu’à bien se tenir. Quand un Christopher Ruocchio ou un David Anthony Durham se limitent vraiment à trois tomes, on s’en tape sur le ventre de bon­heur. La novella qui naguère s’étendait de 60 à 120 pages tire désormais jusque 170, voire plus. La taille d’un ancien Fleuve Noir. Une taille excellente, au demeu­rant, qui permet la lecture en une unique session…

Et voici que Bragelonne nous propose ce Mémoire de métal, court roman d’Alastair Rey­nolds, auteur qui, aux côtés de Stephen Baxter, Peter Watts et une poignée d’autres, compte parmi ceux qui nous offrent de la véritable SF comme on l’aime.

Non. Mémoire de métal n’est pas un chef-d’œuvre. C’est une œuvre mineure qui joue dans la catégorie des meilleurs Fleuve Noir. L’histoire est assez proche de L’In­croyable odyssée de Guy Charmasson (Fleuve Noir, « Anticipation » n° 1611) même s’il s’en écarte pour une fin à la Passengers (le long-métrage de Morten Tildum) mâtinée du Croisière sans escale de Brian W. Aldiss (1958). À la fin d’une guerre, les passagers d’un astronef prison, criminels de guerre, traîtres et déserteurs, sortent d’hibernation trop tôt – ou peut-être trop tard – et doivent faire face à une situation bien plus dramatique que tout ce à quoi ils pouvaient s’attendre tout en ayant certains comptes à régler entre eux…

Si Reynolds n’a rien mis là de nouveau sous les soleils, il joue une variation intéressante d’un air bien connu. On passe un bon moment en y prenant un certain plaisir. On oscille entre en vouloir à l’éditeur — Tom Clegg – pour ne pas nous en avoir déjà proposé maints autres – il y en a des tombereaux – et, peu étant mieux que rien, à le remercier de nous avoir déjà donné celui-ci à lire. Après « Dyschroniques » au Passager Clan­destin, « Une heure-lumière » au Bélial’, et l’apparition d’« Agullo court », de l’éditeur Mille Cent Quinze et de la nouvelle collection des éditions Armada qui semblent se consacrer au format, voilà que Bragelonne se met aussi à la novella, avec cet avantage qu’à l’instar du Bélial’ et d’Agullo, ils traduisent aussi de l’inédit. C’est la vie de château, pourvu que ça dure !

Cobrastar

Sous une surprenante couverture aux tons pastels s’offre à nous un pastiche de space opera assez jouissif, quoique peut-être pas autant qu’on nous le promet…

Tout commence dans un rade de bouseux perdu au fin fond du Texas, où tout le monde a un flingue et le sort, histoire de voir qui a le plus gros. En cet en­droit ont rendez-vous la Rumeur, tra­fiquant d’informations, et Black­Fury, chasseuse de prime, pour s’y échanger des données pro­théennes – ces anciens maîtres de la galaxie. Il y a là John Hero, alias Cobrastar ou l’Orvet, pirate de l’espace et héros de toute cette pas triste histoire, un ranger de la galaxie voulant le coffrer, le Sheriff du coin, des tueurs à gages, Elijah le jeune serveur, et bien sûr Plague Snyssken à l’anagramme toute carpenterienne. Et voilà que tout d’un coup, ça défouraille de partout. Cobrastar en profite pour faire main basse sur les données et mettre les bouts en compagnie d’Elijah et de Lucy, l’IA un brin caractérielle de son vaisseau spatial. Se retrouvant de fait avec une bonne moitié de la galaxie au derche, l’autre l’attendant de pied ferme, il se réfugie sur Tartarus, Tortuga de l’espace où grouille tout ce que le cosmos compte comme pirates. Il complète son improbable équipage de BlackFury, de Bambino, un hacker géant pas mal allumé, sans oublier la sœur jumelle dudit allumé, Tiny, qui n’adore rien comme jongler avec des grenades dé­goupillées, atomiques de préférence, et fait aisément passer son frère pour quelqu’un d’aussi calme que posé, ainsi que d’un toubib frappé d’un syndrome de la Tourette en mode sévère. Snyssken rejoindra la clique sur le tard en compagnie des DiscoBoys, des tueurs à gages aussi cinglés qu’il se doit qui flinguent en dansant…

Si la présentation évoque Les Gardiens de la galaxie mâtinés des Tontons flingueurs, les personnages relèvent ici davantage de la psychiatrie que de l’alcoologie. Au fin fond du désert de Tartarus, tandis que Cobrastar et Tiny massacrent plus de bestioles que Buffalo (Kill) Bill de bisons, Bam­bino et BlackFury les imitent avec les mutants zombies pas beaux du tout qui défendent le vaisseau de feu son père… Des scènes comme sorties de la filmographie de Quentin Taran­tino : Beatrice v/s O-Ren Ishii et ses 88 sbires ou le final d’Une nuit en enfer au Titty Twister… On a même droit – entre autres – à Tito & Tarantula en guise de bande son. Vous voyez le genre.

Thomas Bois n’a malheureusement ni l’art de la formule qui fait mouche ni la maitrise subtile des mots qui chantent et enchantent. Bref, n’est ni Michel Audiard ni Frédéric Dard qui veut. Il use (abuse) d’un argot (le gaga stéphanois) agrémenté de mots de son cru plutôt que de l’argot parisien classique ou de l’actuel parler des banlieues, de telle sorte que l’on ne comprend pas selon le contexte, d’où la grosse cinquantaine de notes de bas de page, lesquelles grèvent la fluidité de la lecture censée être un atout maître de ce type de roman humoristique. Ces idiosyncrasies ne semblent en rien naturelles, comme surajoutées, plaquées sur le texte. L’effet s’atténue néanmoins dans la seconde moitié du livre, dont la lecture se fait bien plus plaisante.

Pour un coup d’essai, ce premier roman n’a rien d’un coup de maître. Mais en termes de pur divertissement n’ayant d’autre but que d’amuser la galerie de ses lecteurs et de leur procurer du plaisir, force est de constater qu’en dépit de certains défauts flagrants, le contrat est plutôt rempli.

Bienvenue au Paradis

On pourra penser que 18 euros pour un livre aux dimensions et à la pagination d’un ancien Fleuve Noir, période « Fusées », est un prix élevé mais il y a bien longtemps que je n’ai pas trouvé mon argent aussi bien placé.

Publié par les soins du petit éditeur lyonnais Æthelidès, Bienvenue au Paradis semble être passé sous la plupart des radars et Alexis Legayet, philosophe de profession – un vrai, un bon, pas une caricature à la BHL – gagnerait à être bien mieux connu. J’ai découvert l’ouvrage par un pur hasard, en cherchant ce qui pouvait bien s’écrire sur la mode végane.

En 2145, le monde a bien changé. Le véganisme a partout triomphé. Non seulement plus aucun animal n’est mangé, ni tué, ni maltraité, mais encore sont-ils considérés comme des individus à part entière. Il n’y a plus aucune différence de jure entre animaux et humains. Mieux, les animaux carnassiers ont été génétiquement modifiés afin qu’ils n’en dévorent plus d’autres. Ainsi, le lion et l’agneau dorment-ils ensembles comme il en aurait été au Jardin d’Eden avant la chute. Dans ce monde pacifié, sans plus ni guerre ni crime, la jeunesse s’ennuie et s’est donc découvert une nouvelle cause à défendre : les végétaux. Ils seraient des créatures tout aussi sensibles et vivantes que les animaux et devraient donc avoir les mêmes droits… L’humanité, fidèle à elle-même, en serait toujours à se livrer à sa passion pour le génocide. Et le cri d’agonie des carottes assassinées retentirait à la face du monde dans un silence assourdissant…

Dans ce monde, Dan Basquet est tombé amoureux fou du fessier d’Alice Roux, activiste du Flower Power auquel il adhère à dessein de la séduire, ce qui le conduira bien au-delà de tout ce qu’il aurait pu imaginer. Car, à extrémiste, extrémiste et demi. En dépit de la photosynthèse, le struggle for life n’est nullement étranger au règne végétal. Certains ont donc une vision plus radicale encore pour en finir avec l’hétérotrophie et s’ouvrir enfin à une vie affranchie de toute mort. Le Flower Power, lui, n’autorise plus pour se nourrir que les fruits tombés – vus comme morts, ce qui serait vrai des feuilles ne l’est pas des fruits qui sont en quelque sorte les « fœtus » des plantes, des processus métaboliques en cours. Les consommer serait donc une forme d’avortement. Legayet fait l’impasse sur cette idée mais ça ne nuit en rien à son propos.

Le roman d’Alexis Legayet propose deux niveaux de lecture. Au premier, c’est un roman de science-fiction, sous-tendu d’un humour jamais gratuit, assez simple tant dans son intrigue que ses péripéties qui le rendent accessible à tous. Au second, c’est un conte philosophique voltairien qui, là aussi, est à la portée de tous. Il pousse, à travers un raisonnement par l’absurde dont Swift s’était fait une spécialité, la morale dans ses plus ultimes retranchements. Legayet éclaire d’une façon différente la collusion qui s’établit entre le transhumanisme et la branche végane de la nébuleuse politiquement correcte tout comme Jocelyne Porcher l’a fait à propos de la viande cellulaire. Tous les êtres vivants sont des structures dissipatives chères au Nobel de chimie Ilya Prigogine, c’est-à-dire des structures qui se maintiennent loin de l’équilibre en consommant une énergie extrinsèque dont l’hétérotrophie est une forme, la photosynthèse une autre et Nature 2.0 une troisième. Bienvenue au Paradis, sans avoir l’âpreté technique de Greg Egan ou Ted Chiang s’apparente à ces auteurs et ouvre sur une thématique qu’ils ont abordé. Il s’agit de pousser jusqu’au bout le posthumanisme, comme dans Diaspora. Les xénobiologistes envisagent que soit possible des formes de vie basées sur le silicium mais, et c’est ici le cas, n’est-il pas envisageable que la vie silicée soit issue, produite, par la vie carbonée, comme une saltation vers un niveau de moindre accroissement de l’entropie. Enfin, dans l’épilogue, Alexis Legayet résout d’une façon fort élégante le paradoxe de Fermi formulé à partir de l’équation de Drake.

Bienvenue au Paradis est le livre le plus intéressant qu’il m’ait été donné à lire depuis Corpus Delicti : Un Procès de l’Allemande Juli Zeh (Actes Sud). S’il est d’une rare profondeur, il offre en outre l’avantage d’une très grande facilité d’accès et ne manque pas d’une certaine drôlerie. Il est à la portée de tout un chacun et permet à tous de nourrir ses réflexions. Éminemment spéculatif, il place, sans élitisme aucun, la littérature à son maximum. A moins que vous ne recherchiez qu’un pur divertissement, si vous ne deviez lire qu’un seul livre contemporain, celui-ci est au tout premier rang des choix possibles.

Piranèse

Le labyrinthe est à l’image de la vie : une épreuve semée d’embûches dont on ne sort que par la vérité ou la mort. Telle est la métaphore filée dans Piranèse, second roman de Susanna Clarke (après l’énorme succès de Jonathan Strange & Mr Norrell - critique in Bifrost n° 42). Le personnage éponyme évolue dans un dédale qu’il appelle la Maison, sans périphérie ni centre. Les salles s’y succèdent à l’infini, habitées de statues de marbre, parfois ouvertes sur le ciel ou sur une mer intérieure.

Le quotidien de Piranèse est ryth­mé par deux impératifs : la survie et l’exploration. Il ne s’y passe pas grand-chose. Surveiller les marées, sécher les algues, pêcher, manger, dormir, rendre un culte aux ossements parsemant le dédale ; quand il reste du temps, parcourir de nouvelles salles et consigner ses découvertes dans des carnets. Il ne sait pas ce qu’il fait là ni comment il y est arrivé ni même qui il est vraiment mais, deux fois par semaine, il partage ses observations avec l’Autre, qui lui ressemble, sauf qu’il a l’air d’en savoir beaucoup plus. En échange d’informations sur le labyrinthe, l’Autre lui apporte une aide matérielle avant de disparaître comme par magie.

Plusieurs indiscrétions de ce mystérieux visiteur, couplées à la relecture des plus ancien­nes entrées de son journal, vont le conduire à interroger la fiabilité de ses souvenirs, de ses jugements, et progressivement à remettre en cause la nature de la réalité qui l’entoure.

Dans la vraie vie, Giovanni Battista Piranesi, dit Piranèse de ce côté-ci des Alpes, fut en son temps (le XVIIIe) le créateur des Prisons imaginaires. Des estampes qui frappent l’ima­gination par leur architecture inquiétante, voire impossible, faite d’espaces souterrains aux proportions cyclopéennes où les hu­mains errent comme des fourmis déboussolées. Toute ressemblance entre l’œuvre de l’artiste italien et le roman de l’autrice anglaise est non fortuite. Au jeu des influences, Su­sanna Clarke emprunte donc aussi bien à l’art qu’à la mythologie grecque ou à la théorie de l’inconscient jungien, pioche chez Mervin Peake, C. S. Lewis cité en exergue, et, pourquoi pas, chez Defoe, Piranèse (le per­sonnage) partageant à bien des égards les traits et les vicissitudes du célèbre naufragé de Despair Island. Mais, sur le fond, le livre sait où il va. Pédagogue et gé­néreux, il dispense une leçon d’écriture en jouant sur des thèmes en vogue, comme la défiance vis-à-vis des discours, la liberté factice, la con­fusion entre réel et imaginaire. Le tout au fil d’allées et venues dans ce palais claustrophobique et mégalomane – et pourtant cu­rieusement enchanteur — qui n’est pas sans rappeler celui où l’humanité s’enferme cha­que jour davantage.

Le livre, comme tout labyrinthe, a toutefois ses limites. Si on se laisse volontiers balader, on a cependant toujours un temps d’avance sur le héros, dont la candeur est certes attachante, mais possède aussi (ressenti person­nel) quelque chose de fabriqué. De sorte qu’aucune révélation ne surprend vraiment, jusqu’à l’évasion tant désirée, dénuée d’équi­voque, qui pourra laisser le lecteur un peu sur sa faim.

Celle qui sait - Ziusudra T.1

Annoncé comme un diptyque, « Ziusudra » prolonge la trilogie « QuanTika », cochant toutes les cases d’un planet opera mêlant ethno et hard SF. Rien de neuf sous les multiples soleils de la science-fiction, nous direz-vous, y compris jusque dans l’illustration de couverture signée Manchu.

Des tréfonds caverneux de Gemma la glacée, où il avait été enfoui par la civilisation des Bâtisseurs pour préserver l’univers de sa fureur destructrice, le Dévoreur a jailli avec violence, poussant les humains survivants et les Timhkans, extraterrestres à l’origine de l’enfermement du monstre quantique, à s’allier pour enrayer la menace. Avec « Ziu­sudra », on reprend les mêmes ou presque et on recommence. Sur Indiga la bleue, l’hu­manité doit désormais partager la planète avec les Timhkans. Mais les vieux démons ont la peau dure. Militaires, capitalistes, ex-miliciens suprémacistes ne prisent guère cette coexistence pacifique. Ils s’inquiètent surtout des incursions répétées des extraterrestres et affûtent leurs armes. Et, comme souvent, de l’inconnu naissent la peur et la défiance. Dans ces conditions, difficile pour Ambre et sa fille, mais aussi pour Haziel, Maya Stanislas et Kya de trouver leur place dans cette version alternative du système AltaMira, où les apparences sont à la fois si familières et si différentes.

Placé sous le patronage bien­veillant de Richard P. Feynman et de Jorge Luis Borges, Celle qui sait, premier livre du diptyque, s’aventure dans le champ ouvert à la spéculation des univers parallèles, rejouant une partition bien connu de l’amateur de SF. On renoue ainsi avec les ressorts narratifs et thématiques qui ont fait le succès de la trilogie « QuanTika », sacrifiant au passage le caractère inédit du world building. De son attrait manifeste pour les sciences, y compris humaines, dont on perçoit toute l’ampleur dans la seconde partie du roman lorsqu’on se retrouve immergé au cœur de la société Timhkan, Laurence Suhner tire toutefois un récit de xéno-anthropologie stimulant, où se côtoient altérité radicale et sense of wonder. Cet aspect du roman est hélas pré­cédé par une première partie un tantinet lon­guette, où l’autrice prend son temps pour poser des enjeux politiques déjà-vus. On ne peut ainsi se départir du sentiment de lire une variation bâtie autour d’une intrigue passe-partout, où les sentiers n’ont bifurqué que pour servir de prétexte à une débauche de rebondissements visuels. Car dans l’univers parallèle d’Indiga, rien ne diffère finalement du monde de « QuanTika », si ce n’est la position politique et sociale des uns et des autres. Le même destin semble ainsi promis à des personnages réduits à des stéréotypes condamnés à revivre un scénario catastrophe dont ils subissent une nouvelle fois les con­séquences dramatiques.

S’il est encore tôt pour porter un jugement définitif sur ce diptyque, on ne peut s’empêcher d’éprouver quelques craintes. Gar­dons cependant confiance dans la capacité de l’autrice à nous surprendre. C’est le moins que l’on puisse espérer.

Le Silence selon Manon

À la croisée du roman noir et de l’anticipation, Le Silence selon Manon extrapole sur des problématiques sociétales du présent pour en tirer une mise en garde salutaire sur certaines déviances déjà solidement inscrites dans notre paysage numérique. Pouvant se lire comme un prequel de son précédent roman (La Transparence selon Irina in Bifrost n° 96), Le Silence selon Manon nous interpelle dans nos certitudes, nous sortant de notre zone de confort afin de nous pousser à la réflexion sur la pratique du cyber-harcèlement et sur les limites nécessaires à la liberté d’expression. Mais, où placer le curseur ? Qui doit en décider ? Au nom de quoi ? À toutes ces questions, les lecteurs de La Transparence selon Irina fourbissent leurs arguments. Benjamin Fogel n’apporte pas ici de réponse définitive, préférant adopter les points de vue irréconciliables des uns et des autres. Il oppose paroles et actes des militants incels, enferrés dans la certitude d’être victimes d’un grand complot féministe les poussant au célibat forcé ou à la veuve poignet, à ceux des activistes neo straight-edge, prônant de leur côté des valeurs humanistes et l’inclusion à tous les niveaux. Des combats bien de notre temps que Benjamin Fogel décale légèrement dans l’avenir, en 2025-2027. L’anticipation reste donc superficielle, l’aspect techno-scientifique et philosophique se cantonnant au second plan d’une intrigue plus intéressée par les effets toxiques des réseaux sociaux, mais aussi par leur détournement au nom d’une volonté totale de transparence, jugée plus conforme à un vivre-ensemble sous contrôle. Le présent roman est aussi plus abordable pour un néophyte du Web 2.0, gagnant en tension dramatique ce qu’il perd en didactisme. On ne s’en plaindra pas, bien au contraire, Le Silence selon Manon apparaît même moins maladroit sur ce point, éludant à la fois l’écueil d’un militantisme réducteur et la pesanteur du formalisme documentaire. Au travers du chassé-croisé des personnages, on sent bien que l’intérêt de Benjamin Fogel se porte sur l’être humain et sur sa faculté à se nourrir d’illusions. Il se focalise également sur son incapacité à tirer parti du meilleur de la technologie, usant de ses angles morts pour laisser se déchaîner la haine de l’autre. Les personnages ne sont pas ainsi de simples épures, au service d’un message pamphlétaire. Bien au contraire, ils sont pourvus d’une psychologie travaillée, loin du monolithisme stéréotypé d’un discours politique. En proie au dilemme et à la fragilité de leurs convictions ; esclaves de leurs pulsions et biais cognitifs, ils se cherchent des raisons pour se convaincre qu’ils sont les détenteurs d’une vérité unique et intangible, nous faisant saisir par la même occasion toute la complexité et la noirceur de l’esprit humain.

Avec Le Silence selon Manon, Benjamin Fogel confirme donc toutes les promesses esquissées dans son précédent roman, proposant même une anticipation sociale rusée et une investigation implacable sur nos faiblesses humaines. Il redonne enfin ses lettres de noblesse à un genre mal aimé, le roman engagé.

Feminicid

Née de l’éclatement de l’ex-URSS, la Répu­blique Indépendante de Mertvecgorod est une excroissance scrofuleuse défigurant le paysage de l’Europe orientale, un cancer rongeant de l’intérieur le corps social, une zone de non-droit dirigée d’une poigne de fer par un quatuor d’oligarques corrompus et pervers. Dans cet angle mort de la géopolitique, survolé par une armée de drones aux capacités de surveillance étrangement aléatoires, tout semble possible à ceux qui dé­tiennent le pouvoir et l’argent, y compris les actes les plus sordides et crapuleux. En dépit des risques, Timur Maximovitch Domachev a décidé de crever l’abcès. La mémoire des nom­breuses victimes du feminicid l’a sans doute poussé à mener l’enquête pour faire éclater la vérité, quitte à prendre quelques libertés avec la déontologie de sa profession. Mais le journaliste n’est désormais plus là pour répondre, son corps ayant été retrouvé après un mystérieux suicide. Seul demeure le résultat d’une investigation dont les pièces éparses font l’objet d’une divulgation salutaire, éclairant d’un jour sinis­tre l’État profond de la RIM.

Après Images de la fin du monde (Bifrost n° 99), Feminicid est le deuxième volet de la « Chronique de Mertvecgorod ». L’occasion pour Christophe Siébert de dévoiler le meil­leur ou le pire, question de point de vue, de l’abjection et de l’amoralité foncière d’une humanité déchue, partagée entre son instinct de prédation et un goût immodéré pour la jouissance de la souffrance d’autrui. Entre post-exotisme et dystopie, Antoine Volodine (pour le décor) et Maurice G. Dantec (pour le propos), l’auteur révèle les pièces accusatoires d’une enquête dont certains aspects flirtent avec une magie impie. Il dresse ainsi un portrait toxique de la cité-État de Mert­vecgorod, faisant passer Tiraspol, la capitale de la Transnistrie, pour un havre paradisiaque. D’une plume imagée, truffée d’argot em­prunté au russe, Christophe Siébert livre le spectacle sans fard de ses bas-fonds, nous malmenant dans notre zone de confort pour nous faire toucher du doigt le mal absolu. On est à la fois fasciné et choqué par les révélations successives d’une enquête où chaque fait nous renvoie à l’horreur, la cruauté et la bassesse d’êtres voués aux gémonies, voire à la damnation pour leurs méfaits, mê­me s’ils apparaissent eux-mêmes comme les victimes d’une Histoire qui les a broyés inexorablement. En dépit de la noirceur intrinsèque du récit, on s’accroche ainsi au secret espoir d’une justice immanente, en mesure d’éradiquer les racines du mal profond qui gangrène Mertvecgorod, voire au-delà. En attendant, de digressions contextuel­les en récits périphériques, de changement de ton en rupture de registre textuel, Chris­tophe Siébert nous balade dans un roman gigogne où l’immersion est renforcée par un effet de réel entretenu à grand renfort d’allusions historiques et de liens vers internet.

Avec ce deuxième livre, « Chro­nique de Mertvecgororod » s’annonce déjà comme une œuvre monstre, à mi-chemin du roman univers, du puzzle littéraire et de la performance ex­trême. La chair de poule nous saisit d’avance à la perspective de poursuivre notre exploration. Avis aux amateurs et aux cœurs bien accrochés.

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