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Le Livre de Koli

Engleterre, deux siècles après la Guerre Inachevée. Koli Wood­smith, quinze ans, ne rêve que d’une chose : devenir un Rem­part. La classe dirigeante de Mythen-Croyd, qui protège le village des dangers extérieurs, fait rêver ce garçon dont la mère détient une simple scierie. Pour cela, rien de compliqué, il lui suffit de réveiller un « tech » lors de l’épreuve du Compte-Seille. Mais ces vieux « techs » d’un autre temps sont bien capricieux et ne répondent qu’à quelques individus étrangement issus d’une seule famille : les Ven­nastin. Koli échoue à l’épreuve, contrairement à son meilleur ami Haijon, fils d’un Rempart, qui décide par la même occasion d’épouser Toupie – la jeune fille dont Koli est amoureux. Frustré, Koli vole des techs aux Remparts dans l’espoir vain d’en faire fonctionner un et… un beau jour, le petit boîtier contenant une IA fort indisciplinée, Monono, se met à lui parler. Il faut peu de temps aux Vennastin pour démasquer Koli. Le voilà devenu Ano­ny­me et banni de son village, avec pour seul bagage un baluchon. Que va-t-il croiser ? Des croche-queues et des étouffiers, des arbres dont il faut se méfier, et aussi des bannis cannibales vouant un culte messianique à un fou qui aime brûler des jeunes gens…

On connait principalement M. R. Carey pour son best-seller Celle qui a tous les donspage turner intelligent et original chroniqué dans les numéros 78 et 91 de votre revue préférée –, mais qu’en est-il de ce premier tome de la trilogie « Rempart » ? Les lentes cent premières pages ne plaident pas en sa faveur, mais elles ont le mérite d’habituer aux subtiles évolutions de la langue et de planter le décor, une Angleterre post-apocalyptique où l’humain vit à la merci d’une nature qui s’est retournée contre lui, le con­traignant à l’enfermement pour échapper à la mort. Car finalement, plus qu’un récit initiatique, Le Livre de Koli est un roman survivaliste. Les quelques âmes de Mythen-Croyd se ca­chent derrière de hautes palissades, vivent en autarcie, isolées du monde : comment survivre à l’inévitable consanguinité et à l’extinction de population qui pourrait en découler ? Ursula, femme médecin, va d’une com­munauté à une autre pour dé­terminer si tel ou tel mariage serait néfaste ou non pour la population. C’est par son en­seigne­ment que Koli, petit à petit, ouvrira les yeux et deviendra un personnage plus complexe qu’il n’y parait, capricieux et égoïste mais conscient que la survie de l’humanité ne peut passer que par le métissage. Un Tom Sawyer tout en nuance qui livre ses mémoires et nous fait part de ses réflexions et de ses projets : permettre à l’homme de vivre autre­ment et plus longtemps. Le Livre de Koli se lit au même rythme que l’intrigue, lentement, Carey fait le job sans se fouler et, au bout du compte, on regrette surtout que le livre se termine là où on aurait aimé qu’il commence.

Citadins de demain

Après avoir avidement lu Le Sang de la Cité de Guillaume Chamanadjian, premier tome de la trilogie « Capitale Sud » appartenant à la série écrite à quatre mains « La Tour de Gar­de » (cf. Bifrost 103), c’est avec beaucoup d’attentes que votre serviteur s’est plongé dans Citadins de demain de Claire Duvivier, entame de la trilogie « Capitale Nord » (tout le mon­de suit ?). On y fait la connaissance d’Amalia van Esqwill, jeu­ne aristocrate que ses parents, actionnaires de la Compagnie du Levant de Dehaven, ont décidé d’élever différemment afin qu’elle devienne, avec ses deux amis, Hirion, fils de riches propriétaires fonciers et terriens, et Yonas, fils d’un éclusier, les citadins de demain. Leur objectif ? Créer une nouvelle lignée dans le but de moderniser Dehaven et sortir la ville de l’obscurantisme des contes et des légendes dans laquelle elle s’enlise. Rationnaliser la ville, progresser, voilà ce qui compte pour cette famille richissime. Le destin d’Amalia est donc tout tracé, jusqu’au jour où Hirion, son ami et futur époux, découvre une cassette con­tenant des objets magiques, dont un miroir qui ne renvoie pas de reflet mais s’ouvre vers une autre ville, très semblable à Dehaven…

À la lecture, on s’amuse à jouer au jeu des ressemblances et des différences entre les deux premiers tomes de « La Tour de Gar­de ». La jeunesse des héros, le roman d’apprentissage, le trio d’amis sont des marqueurs communs, tout comme leur terrain de jeu : la ville. Mais si Guillaume Chama­nadjian privilégiait le tumulte de Gemina, on retrouve dans Citadins de demain le ton poétique du premier roman publié de Claire Duvivier, Un long voyage (critique in Bifrost 99). Et à raison car Dehaven, cité aux accents d’Amsterdam, est tout à l’opposé de Gemina. Ses rues sont bien droites, ses quartiers fermement délimités, et ses différentes classes ne s’y mélangent pas – cette ville est riche et tient à le rester. Moins marquante que Gemania, Dehaven n’en est pas moins une prison dorée pour cette jeunesse aristocratique qui accepte son destin sans rechigner et dont nous découvrons le quotidien au travers du regard d’Amalia. On se laisse séduire par le langage volontairement soutenu que l’auteur prête à son person­nage issu de la haute noblesse, le dépaysement est total et se fait en douceur pendant la première partie du roman. Quel délice ! On apprécie aussi la pu­deur et la délicatesse des rapports amoureux dû à son rang, et la fragilité d’Amalia qui sait sans oser se l’avouer combien cette vie ne lui convient guère. Puis, le roman prend une tout autre dimension dans sa seconde partie, la découverte de Nevahed – la ville à travers le miroir – par les trois amis change leur perception du monde, de leur monde, comme de leur relation. Ce qu’ils prenaient pour un jeu va petit à petit virer au cauchemar, car c’est le prix à payer, à l’instar de Faust, quand on décide de se laisser fourvoyer par un pouvoir qui nous dépasse…

La suite, maintenant !

Fournaise

Livia Llewellyn est une autrice américaine peu connue chez elle, inconnue chez nous, ayant publié deux recueils de nouvel­les : Engines of Desire (2011) et Furnace (2016), tous deux nommés pour le prix Shirley Jackson qui, depuis 2007, ré­compense des textes relevant de l’horreur. Les éditions Dystopia publient, à l’initiative d’Anne-Sylvie Homassel qui en a assuré la traduction, Fournaise, version française de Furnace reprenant douze des treize nouvelles originales. Le recueil se complète d’une interview de l’autrice.

La place me manque et je n’irai donc pas par quatre chemins : Fournaise est un chef-d’œuvre du genre. Horrifique, assurément. Les récits qui le composent laisseront des traces dans l’esprit du lecteur, et les images qu’il invoque peupleront ses nuits sans som­meil. New Weird, pleinement. Livia Llewellyn navigue avec aisance sur les eaux sombres et les codes de ce courant littéraire né au tournant du millénaire avec la publication de Perdido Street Station de China Miéville. Lieux et époques cohabitent dans ces pages, de la Révolution française à un futur cyberpunk, en passant par la grande dépression américaine, avec toujours comme objectif avoué de mettre à mal notre santé mentale. Dans chacune des nouvelles, l’étrange s’invite dès les premières lignes, mais l’horreur frappe sans prévenir, puissamment. Le recueil s’ouvre sur « Panopticon », qui est le texte le plus malaisant. À moins que cette entrée en matière ne déplace tant les curseurs de nos attentes que la suite s’impose avec plus d’évi­dence. Dans son recueil Wounds, Nathan Ballingrud avait brillamment montré que l’esprit humain s’adapte avec une facilité déconcertante à toutes les horreurs. L’épou­vante de Livia Llewellyn n’est pas psychologique, elle relève d’une perception du monde. C’est un regard déformé mais précis, mons­trueux et lucide. L’autrice consacre moins de mots à ses personnages qu’au monde qui les entoure. Ainsi les descriptions de la nature ou de la ville sont mises au premier plan et les noms de China Miéville (encore) et Jeff VanderMeer s’imposent. Les inspirations sont transparentes et revendiquées, comme dans la nouvelle « Guêpe et serpent », qui réécrit la fable d’Ésope en version cyberpunk, ou le sublime « À toi le droit de commencer », qui reprend le Dracula de Bram Stoker du point de vue des créatures fémi­nines qui l’entourent, donnant une lecture féministe du mythe. C’est un regard féminin que pro­pose l’autrice – tous ses personnages sont des femmes –, le corps et la sexualité sont autant de lieux d’exultation que d’horreur. C’est là une des caractéristiques essentielles de ce recueil.

Enfin, s’il n’est pas à mettre entre toutes les mains en raison de la violence des images qu’il impose, Fournaise se distingue par ses qualités littéraires. Les textes qui le compo­sent sont magnifiquement écrits et magnifi­quement traduits. La langue est belle, émi­nemment poétique, ce qui ne fait que renforcer le malaise face à l’horreur présentée ainsi dans un écrin de diamant.

Un chef-d’œuvre.

Maîtres du vertige - six récits de l'âge d'or

Quinze ans après Chasseurs de chimères (Omnibus), Serge Lehman remet sa casquette d’historien de la science-fiction d’expression française pour nous donner à découvrir « l’âge d’or » de l’après-grande-guerre (1918-1944). Maîtres du vertige propose, en un fort volume, un pre­mier tour d’horizon de cette pé­riode méconnue, ou trop souvent réduite à sa composante américaine. Cette nouvelle an­tho­logie inclut six récits, dont deux courts romans,« Les Navigateurs de l’infini » (1925), de Joseph-Henri Rosny aîné, et « L’Agonie du globe », de Jacques Spitz (1935). Le premier est de loin le plus connu des six. À lui seul, il témoigne, comme l’explique Lehman, « de ce que fut le domaine français à son apo­gée : un monde où le président de l’Académie Goncourt pouvait, en une centaine de pages inventer le planet opera moderne ». Mais l’authentique révélation de l’anthologie est le second. « L’Agonie du globe » est un petit bijou mi-cli-fi, mi-ironie sociologique, à la construction impeccable : un « grand canal » apparaît au milieu de l’Atlantique, avant que le Nouveau et l’Ancien monde ne se divisent littéralement dans un cataclysme cosmique plus proche du Formidable événement de Maurice Leblanc (1920) que de la hard SF, même si le problème à trois corps y joue un rôle non négligeable…

Plus courts et moins traditionnellement SF, les quatre autres textes ne sont pas aussi puissants ; ils n’en établissent pas moins la vigueur et la diversité de l’école française. « Dans trois cents ans », de Pierre Mille (1922), est une courte nouvelle que l’on qualifierait aujourd’hui de post-apo. « Tsadé (une aventure de Palmyre) », de Renée Dunan, une nouvelle transfictionnelle assez sombre, entremêle pouvoirs magico-mystiques, ésotérisme, name-dropping pseudo-scientifique et liberté de mœurs et morale des Années folles. « La Terreur rose » (1944), bref texte assez anecdotique de Jean Ray, complète le corpus avec le plus intriguant « Où (document) » du futur académicien Claude Farrère (1923), promenade déstructurée dans l’au-delà oni­rique de Lyon.

Maîtres du vertige est dédié au regretté Joseph Altairac, auteur avec Guy Costes du monumental Rétrofictions, et l’anthologiste n’oublie pas de remercier les « collectionneurs, faiseurs de listes, mallistes et autres savanturiers sans lesquels le domaine ancien serait resté une forêt vierge ». Mais, comme à l’accoutumée, Serge Lehman lui-même ajoute à l’érudition et à l’amour du genre aussi bien l’œil acéré et l’exigence de l’écrivain qu’une intuition synthétique assez rare. Une (très…) longue préface, « La Pulpe et la moelle », complète ainsi l’anthologie. Il y théorise trois courants structurants, de notre côté de l’Atlantique, un âge d’or de la SF de l’entre-deux-guerres, y compris un inattendu « cou­rant P », héritier en particulier d’Alfred Jarry et de la Pata­physique. Dommage toutefois que le fond, toujours aussi inspiré, se mette ici au service d’une forme vaguement universitaire dans lequel il se noie un peu. Un bon cru malgré tout, qui fera le bonheur des amateurs de SF ancienne.

Vertèbres

Rappelez-vous la fin des années 90 : les Pogs, C’est pas sorcier, les Minikeums sur France 3, les romans de R. L. Stine, etc. C’est dans cet environnement culturel qu’a grandi Morgane Caussa­rieu… ainsi que la protagoniste de son nouveau roman, Sacha Cazenave, dix ans (enfin, pres­que). Entouré par un père avare d’affection et un grand frère insupportable, ce garçon man­qué a pour amis Jonathan, gamin couvé par sa mère, le rondouillard Brahim, et surtout un pitbull nommé Megazord. Dans leur patelin, Vieux-Boucau, petite station balnéaire des Landes, il ne se passe jamais rien. Ou presque : un jour, Jonathan disparaît, kidnappé par une mystérieuse femme à barbe. Lorsqu’on le retrouve, une semaine plus tard, il n’est plus tout à fait le même. Sacha apprécie ce Jonathan nouvelle formule, plus sauvage, plus intrépide, plus taiseux aussi. La mère du garçon, Marylou, qui arrondit ses fins de mois avec le Minitel rose, se rend bien compte qu’il y a autre chose : qui, ou quoi, a causé cette immense morsure sur le corps de son enfant ? Megazord ? Et d’où vient cette pilosité qui s’accroit de façon anarchique ? Et surtout, d’où sort cette vertèbre excédentaire au niveau du coccyx ?

Il y a bientôt dix ans, Morgane Caussarieu avait fait une entrée remarquée sur la scène littéraire avec Dans les veines, texte punk s’emparant avec brio de la figure du vampire. Une demi-douzaine de romans plus tard, la voilà qui revient avec un récit où plane l’ombre du loup-garou. Le haut-patronage de Stephen King est as­sumé (Ça et Cujo sont cités), et si la quatrième de couverture mentionne Stranger Things et « Chair de poule », c’est bien du côté de la série romanesque de R. L. Stine, autre référence intentionnelle, qu’il faut chercher la principale influence de Vertèbres, tant dans sa structure que ses personnages. Quoique ce serait un « Chair de poule » qui aurait bouffé du lion loup. Dans ce roman à deux voix – d’un côté, le journal intime de Sacha, de l’autre, la voix intérieure de Marylou qui s’adresse à elle à la seconde personne –, la créature mythique fournit la matière parfaite pour un questionnement sur le passage à l’adolescence, la métamorphose des corps, la sexualité naissante et la maternité. Pour peu que l’on suspende son incrédulité avec la convention littéraire voulant qu’un journal intime romanesque ressemble plus à un roman qu’à un véritable journal intime (ici, écrit par un enfant de dix ans), Vertèbres se dévore. Entre les récits entrecroisés de Sacha, gamine plus trouble qu’il n’y paraît, et de Marylou, pas exactement une mère modèle, le roman va croissant dans son inquiétude existentielle et l’horreur, pour un résultat qui frappe fort.

Un soir, un train

Depuis leurs débuts, les éditions de L’Arbre Vengeur mènent un travail salutaire, notamment en ressortant de l’oubli curiosités littéraires et autres textes inclassables. Inaugurant la collection « Domaine du songe », le court roman Un soir, un train ressort pleinement à ce travail d’exhumation. Datant de 1950, ce texte est signé par l’écrivain flamand Johan Daisne (1912-1978), auteur d’une œuvre considérable mais dont seule une petite part a été traduite en français.

Un soir comme tous les autres, le narrateur rentre en train à son domicile. S’éveillant d’un assoupissement momentané, il se rend compte que tous les autres passagers dorment d’un profond sommeil. Tous, ou presque : s’avançant à travers les wagons, il finit par rencontrer un vieux professeur, pareillement interloqué par la présente situation, et un jeune homme fougueux. Quand le train s’arrête au milieu de nulle part, tous les trois en descendent… et voilà que le convoi repart, sans eux. Que faire, sinon aller de l’avant dans la nuit et, peut-être, tenter de résoudre ces mystères ?

Il flotte sur Un soir, un train une étrange atmosphère, cela dès le « texte liminaire » de Jean-Philippe Toussaint, manière de mise en bouche tenant plus de la nouvelle fantastique que de la préface à proprement parler, sans omettre les dessins en noir et blanc de Jean-Michel Perrin, tour à tour platement illustratifs ou plus subtilement évocateurs. Au sein de ce récit, il ne s’agit pas pour autant de faire du bizarre pour du bizarre : les dernières pages du récit de Daisne voient la réalité reprendre ses droits, les explications se font jour – mais nul retour à la situation initiale, les personnages ne demeureront pas intacts après ce trajet en train interrompu. Onirique et poignante, cette pépite mérite amplement d’être redécouverte, et s’il fallait émettre un reproche, ce serait envers une mise en page un brin trop aérée.

À noter que le texte de Daisne a été porté à l’écran en 1968 par le réalisateur belge André Delvaux, avec Yves Montand et Anouk Aimée. Si les personnages et l’intrigue ont été étoffés par rapport à l’œuvre originelle, le film parvient à conserver une bonne part de son étrangeté.

Mécaniques sauvages

Roman ayant inauguré la collection « Cou­rant alternatif » des Moutons électriques en compagnie de Aquariums de J.D. Kurtness, La Force de l’eau de Jayaprakash Sataymur­thy, et Paradis, année zéro de Christophe Gros-Dubois (cf. critique in Bifrost n° 104), Mécaniques sauvages est aussi le premier de Daylon, auteur d’une poignée de nouvel­les et surtout d’illustrations, en particulier pour Les Moutons électriques et, en son temps, la collection « Lunes d’encre » de Denoël.

L’action de Mécaniques sauvages se dé­roule à Paris, quoique pas tout à fait la capitale que l’on connaît. La ville est cernée par un immense désert et, pour autant que l’on sache, il n’existe rien au-delà. Rien que le désert et la ville ensablée, sous la lumière écrasante du soleil d’Amon. Un clan, les bien nommés Parisi, détient le pouvoir depuis des générations, notamment grâce à sa mainmise sur l’eau… mais la révolte couve au sein de la population. Employés de bureaux, cadres du pouvoir, machines sentientes et autres éléments perturbateurs n’auront de cesse de se croiser et se recroiser, jusqu’à ce que les tensions se libèrent.

Ce qui marque en premier lieu dans ce roman, c’est la langue : dense, sûrement trop, au point de nimber l’intrigue dans un flou artistique qui ne se lèvera pas. On devine l’influence de la pensée gnostique, avec les con­cepts de Pleroma et Creatura pour désigner le monde — sui­vant ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas –, mais les références vont chercher plus loin. Malheu­reusement, les personnages se réduisent à des silhouettes et les enjeux de l’histoire à peu de choses, à mesure que les pages se tournent. Ambitieux et décon­certant, Mécaniques sauvages peut aussi sembler prétentieux et assez chiant.

La collection « Courant alternatif » se veut « engagée et enragée ». Le fait est que, de rage ou d’engagement, on n’en trouve pas beaucoup dans le présent roman. Pour cela, il faudrait regarder du côté de La Volte, avec un ouvrage paru à quelques mois d’intervalle et qui brode sur des prémices semblables (une ville de Paris coupée du reste du monde, et où résonnent les accents de révolte), à savoir Melmoth furieux de Sabrina Calvo. Aucun doute, on lira plutôt Calvo.

Les Employés

Passé inaperçu en Bifrosty lors de sa prime parution chez les Québécois de La Peuplade à l’hiver 2020, Les Employés, court roman de l’autrice danoise Olga Ravn, a bénéficié d’une reprise en poche chez Pocket à l’automne 2021. Il n’y a donc plus aucune raison de manquer ce texte des plus curieux. Même si le mieux est d’en savoir le moins, afin d’en savourer l’étrangeté, essayons d’en dire quelques mots.

Dès le début, il apparaît clairement que l’on n’aura pas affaire à un roman de science-fiction typique. S’il fallait à tout prix placer Les Employés dans une case, ce serait peut-être plutôt le weird. Le livre commence par une notule informative, expliquant que l’ouvrage consiste en une série de dépositions glanées sur une période donnée et avec pour but d’établir les relations entre les em­ployés et les objets dans les salles. Suivent donc les dépositions en question, plusieurs dizaines d’entre elles, d’une longueur allant de quelques lignes à trois pages. Mais quelles salles ? Quel genre d’objets ? Quels em­ployés, aussi ? Si l’image d’individus arpentant des open spaces occupés par un mobilier froid et fonctionnel peut aisément venir en tête, elle est vite à remiser. Au fur et à me­sure des dépositions se dessine un univers à la fois familier au lecteur de SF mais aussi abstrait – d’une façon aussi singulière et déconcertante que les sculptures de Guldditte Hes­telund dont s’inspire le roman. Peu à peu, la compréhension se fait jour ; certains tropes de la SF sont présents, parfois sous des termes inattendus, parfois non.

Questionnant les notions d’a­lié­nation et d’humanité sous un prisme science-fictionnel et ar­tistique, Les Employés constitue une lecture marquante par sa radicalité. À vous de voir et, tel un RH des temps futurs, d’en tirer les conclusions, mais ce bref roman constitue une curiosité à côté de laquelle il serait dommage de passer.

Widjigo

Sous une intrigante couverture signée Au­rélien Police, bénéficiant d’un titre tout aussi énigmatique, s’avance Widjigo, le nouveau roman d’Estelle Faye. On con­naît l’appétence de l’autrice pour l’océan, il suffit de se souvenir que l’une de ses toutes premiè­res nouvelles, « La Suriedad », le prenait pour décor, et de constater que, réalisatrice, elle a également signé récemment un court-métrage intitulé Tout ce qui grouille sous la mer. On ne sera donc pas surpris que celui-ci soit omniprésent dans ce livre. En Bretagne, tout d’abord, où un groupe de soldats de la Répu­blique vient chercher en 1793 Justinien de Salers, un noble, pour l’emprisonner, et ce malgré sa réputation de bienfaiteur régulier des pauvres gens. Et à Terre-Neuve, ensuite, quarante ans plus tôt, puisque l’essentiel du roman va se dérouler dans ce cadre, via un très long flashback où Justinien raconte l’ex­pédition qui a marqué sa vie. À l’époque, jeune noble désœuvré ayant dilapidé l’argent de son père dans la luxure et l’alcool, au bord du gouffre, ruiné, sans avenir ni même l’envie d’en avoir un, il est contacté pour une mission : retrouver les membres d’une expé­dition cartographique disparue. À ses côtés, une aventurière aguerrie, un biologiste et un garçon mutique. Or, le bateau qui les emmène à Terre-Neuve s’échoue, et tous les quatre, en sus d’une poignée de rares rescapés, se retrouvent perdus sur un rivage des plus sauvage. Ils vont alors partir à la recher­che d’une solution pour sauver leur peau… ignorant qu’ils se précipitent vers un destin funeste et l’horreur.

Widjigo commence comme un roman historique. Estelle Faye y reviendra régulièrement, ancrant son récit dans un contexte réaliste. Mais très vite l’autrice prévient : il y aura un monstre. La question, entêtante, hantera le lecteur jusqu’aux dernières pages, d’autant que Faye saura à merveille exacerber l’attente : qui est ce monstre ? Et le roman de basculer, progressivement, tout en douceur, dans le fantastique. Avant d’en arriver aux révélations finales, on sera amené à mieux découvrir les membres du groupe constitué après le naufrage, tous coupables potentiels, tous intrigants, tous mystérieux. Le roman fonctionne dès lors sous deux aspects con­tradictoires, mais qui se répondent également. Il y a donc ces relations entre les différents protagonistes, alors que les al­liances se font et se défont, que les amitiés, inimitiés et interactions évoluent à la faveur de l’une ou l’autre révélation sur le passé de Justinien, Marie ou Gabriel. Et la vie de ce petit groupe de se transformer peu à peu en huis-clos étouffant comme les morts s’enchaînent, sans échap­patoire aucune. Un huis-clos d’autant plus étouffant qu’il se déroule dans un décor qui fait la part belle aux grands espaces : l’océan, déjà évoqué, refuge mais aussi source d’inconnu, puis la forêt, interminable, qui finit par miner le moral à mesure que le nombre de protagonistes se réduit comme peau de chagrin. Faye trace ici une double cartographie, celle du paysage, mais aussi celle des névroses et dérives des personnages et de leurs interactions, passées et présentes – du reste, le fait que la compagnie se soit constituée dans le cadre d’une recherche d’expédition cartographique ne manque pas de saveur. Et les masques tombent, les indices disséminés çà et là prennent du relief, les rôles entre coupables et victimes se trouvent inversés dans une con­struction romanesque implacable.

Roman prenant reposant sur une longue, lente mais inexorable glissade vers l’horreur, servi par une écriture efficace, Widjigo saura contenter les amateurs de récits de voyage mâtinés de fantastique, et conforter dans leur opinion ceux qui savent depuis longtemps qu’Estelle Faye est l’une des voix les plus personnelles et intéressantes de l’imaginaire francophone.

Le Retour du hiérophante

Trois années ont passé depuis les événements narrés dans Les Maîtres enlumineurs (cf. Bifrost 103). Après le final épique survenu sur la Montagne, le petit groupe réuni autour de Sancia a semé les bases d’une nouvelle façon d’envisager les enluminures ; Interfonderies, sa société, se démarque en effet des traditionnelles maisons, qui gardent jalousement leurs secrets, en permettant la démocratisation de ces prati­ques magiques. Mais la menace que peuvent représenter les maisons restantes n’est en rien comparable à celle qui, brutalement, se révèle et se réveille : un hiérophante, l’un de ceux qui ont fondé cette magie — qu’on pensait mort – est de retour et se dirige droit vers Tévanne ! Or, sa puissance est incommen­surable, et ses intentions plus que douteuses puisqu’il prévoit d’as­su­jettir tous les habitants de la cité…

Le premier opus, passionnant, plongeait le lecteur dans un monde de fantasy hyper cré­dible dont les personnages, fort bien campés, baignaient dans une pratique magique novatrice décrite comme une vraie technologie, avec ses ateliers, ses machines, ses ingénieurs… On retrouve ces qualités dans ce deuxième tome, mais l’auteur y ajoute un arc supplémentaire : l’enjeu politique. Ce qui tenait pour l’essentiel de l’aventure et du roman d’apprentissage dans Les Maîtres enlumineurs se pare ici d’une réflexion sur les vertus de la démocratie. Interfonderies en est le parfait exemple : comment abattre les privilèges d’une caste particulière, quand l’existence de cette dernière se résume à une longue histoire de domination des autres couches de la population par des pratiques magiques totalement opposées au mérite personnel ? Le choix est vite fait, et somme toute assez évident, mais Bennett va le pimenter d’un questionnement perma­nent avec l’entrée en lice du hiérophante et de son opposante, Valeria ; il faut se méfier des faux-semblants et des non-dits. La démocratie, au final, est-elle vraiment bénéfique, elle qui laisse la part belle aux initiatives personnelles ? Certains sont per­suadés que la nature humaine est irrémédiablement corrompue, et que donner la possibilité aux individus de gérer leur avenir ne peut que conduire à la déchéance de la société. Cette thématique, transversale au roman, donne toute sa singularité au récit et le démarque de son prédécesseur ; nous sommes ici bien loin d’une redite. Mais Bennett a aussi d’autres cordes à son arc, comme trouver de nouveaux développements et débouchés pour ses enluminures : et si celles-ci pouvaient générer de nouveaux modes d’interaction entre les humains, et non plus ne concerner que les objets inanimés ? Sans ou­blier pas non plus qu’on évolue en pleine fantasy d’aventure : les re­bondissements sont légion, et concourent à faire de ce Retour du hiérophante un roman aussi addictif que le volume inaugural de la saga. Aussi rythmé, aussi attachant, il gagne toutefois en profondeur, on l’a dit. Que demander de plus ? Réponse évidente : la suite de cette trilogie.

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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