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Women in Chains

Women in chains propose cinq nouvelles, situées dans cinq pays différents, s’articulant autour d’une constante universelle : les violences faites aux femmes. Leur dimension imaginaire, science-fictive ou fantastique, éclaire, d’une lumière crue et froide, leurs destins brisés avec, le plus souvent, la mort au bout du chemin ou, plus rarement, le mince espoir d’une vie meilleure. Un tour du monde des horreurs et de la noirceur de l’âme humaine introduit par Catherine Dufour dans une préface percutante intitulée « Guide du queutard, guide du désespoir ». Direction Juárez au Mexique et ses centaines, si ce n’est plus, de disparues, anonymes, que personne ne recherche pour « La Ville féminicide » — le titre, explicite, ne ment pas. La ville y est dépeinte par le prisme de la violence, celle du principal protagoniste s’ajoutant à celle des cartels et des proxénètes. La vie d’une femme n’y vaut pas grand-chose. Basé sur une réalité, ce premier texte agit comme un électrochoc brutal et implacable. Dans « Eros-center », la violence, plus subtile, tient à la fois à la condition de Joy / Félicité, prostituée camerounaise qui enchaîne les passes dans une maison close de Francfort en rêvant de devenir styliste – métier pour lequel elle est douée –, et au pouvoir qu’a sur elle son proxénète et marabout M. André. Un jeune immigré turc, idéaliste amoureux fou, décide de la sauver. La construction, non chronologique, peut paraître artificielle, mais la description presque clinique de la cérémonie d’envoûtement et le réalisme sordide mis en lumière ici marquent les esprits. « Tu ne laisseras point vivre » met en scène Cassandra, exilée volontaire au Groenland pour conjurer une malédiction familiale, capable de voir l’avenir, y compris sa propre mort, à chaque orgasme. Gare à celle qui voudrait vivre sa vie comme elle l’entend. La justice divine ou plutôt l’intolérance humaine, expéditive, y mettra fin. « Nous sommes les violeurs » est un recueil de témoignages, fictifs mais très réalistes, et absolument glaçants, d’une bande de mercenaires chargés d’éradiquer la culture du pavot. Aux armes traditionnelles que sont les drones chargés de poisons et les armes à feux s’ajoutent les viols et une argumentation visant à les légitimer. Cette nouvelle est probablement la plus dérangeante du recueil, en partie parce que les violeurs ont négocié une immunité totale. Le dernier texte, « Poings de suture », nous ramène en France, où le combat de boxe par robots interposé permettra à une femme battue de se libérer totalement et de se reconstruire. Une manière de terminer ce court recueil sur une note optimiste. Ici, la violence symbolique se fait catharsis.

Women in chains est une dissection précise et minutieuse, rude et acérée, portée par une plume mordante, des trop nombreuses ignominies faites aux femmes. Si la fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et s’en dire innocent, alors nul doute que Thomas Day peut se prévaloir de cette qualité. Cette « petite pentalogie des violences faites aux femmes » est une lecture dont on ne sort pas indemne.

This Is Not America

Ce n’est pas l’Amérique mais c’est Thomas Day, il n’y a aucun doute à ce sujet. Le court recueil This is not America regroupe trois nouvelles proposant un regard désaxé sur des figures classiques de la culture américaine, historique ou pop, dans des versions proprement hallucinées. Il y a clairement un côté Quentin Tarantino un soir de repoudrage de narine là-dedans. Ouvrons le bal des déjantés avec Cochrane, De Vries et Frenkel. Ces trois-là sont en cavale à travers le Texas car ils viennent de faire sauter le crâne de JFK à Dallas. Nous sommes le 22 novembre 1963 et la nouvelle s’appelle « Cette année-là l’hiver commença le 22 novembre ». L’assassinat le plus célèbre de l’Histoire, la théorie du complot, cette Amérique là nous est familière. Ce qui l’est moins, c’est que les trois gusses ont œuvré, persuadés de défendre le monde d’une invasion alien. JFK aurait été le réceptacle d’un méningéophage, une entité biologique extraterrestre squattant le cerveau de son hôte pour prendre sa personnalité. D’ailleurs, on le voit très bien lors du tir fatal quand… enfin, passons sur les détails sordides. Entre JFK et la zone 51, Thomas Day détourne les icônes pour livrer au lecteur un récit haletant de bout en bout qui joue sur un joyeux renversement de perspective.

Les choses se compliquent avec « American Drug Trip ». À peine entré dans ce texte, on se sent l’envie d’appeler son avocat et de plaider coupable d’abus de substances illicites. Le texte a un but et un seul : nous expliquer comment on peut se retrouver assis au bord du monde à raconter à un ours armé et peu compatissant pourquoi on trimballe un crocodile dans le coffre d’un break Rocco Siffredi’s Motors. L’esprit humain n’est naturellement pas équipé pour suivre les méandres de ce scénario improbable mais drôle et bourré de clins d’œil. C’est un peu comme si Butch Coolidge avait tapé dans la réserve personnelle de Marsellus Wallace et trébuché sur l’interstice entre les univers parallèles. Non, attendez… c’est exactement ça !

Plus décevante, « Éloge du sacrifice » montre le président américain coincé à bord d’Air Force One en compagnie d’extraterrestres et forcé à revivre les morts de héros de l’humanité. Et il meurt et remeurt. Pour séduisante qu’elle soit, l’idée de départ n’aboutit pas au feu d’artifice espéré. Ou alors la cure de désintoxication nécessaire suite à la nouvelle précédente nous aura trop assagi.

La lecture de This is not America n’a rien d’indispensable mais offre un petit moment de plaisir coupable et amusant, dont il serait dommage de se passer – pour peu qu’on parvienne à mettre la main sur ce petit bouquin désormais introuvable.

La Maison aux fenêtres de papier

La Maison aux fenêtres de papier nous envoie une nouvelle fois dans l’Asie si chère à son auteur. Ici, la destination choisie est le Japon, héritier des croyances très anciennes, quoique bouleversé par la Seconde Guerre mondiale et les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. Ces deux événements ont donné naissance aux protagonistes de ce roman : les démons Nagasaki Oni et Hiroshima Oni, immenses par leur taille et d’une force impressionnante. Ces atouts, ainsi que leur violence innée liée aux circonstances de leur naissance, vont les aider à accéder au rang de puissants chefs de clans yakuzas. Et comme, bien sûr, tout est affaire de pouvoir parmi les yakuzas, les deux démons n’ont de cesse de s’affronter, même si les rapports de force sont assez équilibrés. Toutefois, Nagasaki Oni a dans sa manche l’atout Sadako, sa maîtresse, une femme-panthère qu’il a élevée depuis qu’il l’a recueillie dans le but d’en faire une tueuse hors pair – un atout qui pourrait bien faire pencher la balance en sa faveur…

Dès la page de titre, qui annonce ce livre comme un hommage à Fukasaku Kinji, Takashi Miike et Quentin Tarantino, on se doute que le roman va faire dans le violent et l’outrancier. On ne présente plus le cinéma ultra-référentiel de QT. Fukasaku est quant à lui célèbre pour avoir donné, dans les années 70, ses lettres de noblesse au jitsuroku eiga, film de yakusas, forcément furieux, et régi par un code d’honneur très strict. Enfin, le très prolifique Takashi Miike est également connu pour son ciném extrême, comme Ichi the Killer, Audition, ou son segment de l’anthologie télévisuelle Masters of Horror, jugé trop brutal pour une diffusion sur le petit écran. Et le roman de Day est exactement ça : une violence omniprésente, qu’il s’agisse de combats impressionnants à la chorégraphie aussi stylisée que brutale, ou de violence psychologique, comme les rapports qu’entretiennent Nagasaki Oni et Sadako. Selon la formule consacrée, âmes sensibles s’abstenir. Day assume ce choix, en nous livrant quelques scènes chocs ; les lecteurs rompus à ces styles cinématographiques trouveront l’exercice jouissif, mais on imagine que l’aspect outrancier en aura déstabilisé, voire incommodé d’autres. Au milieu de ce déferlement de violence, on lit quelques échappées poétiques, comme les deux contes qui ouvrent et clôturent l’ouvrage, envoûtants et violents à la fois, contrepoints astucieux au Japon moderne du cœur du roman, et preuves de la dualité des fondements de la société nippone. Un code de l’honneur qui pousse des combattants disposants d’avantages décisifs à ne pas les utiliser contre leur adversaire afin que le combat soit le plus honnête possible.

Roman parmi les plus méconnus de l’auteur, bâti sur un solide travail de documentation, La Maison aux fenêtres de papier s’avère un exercice de style référentiel, sans doute pas le plus original de Thomas Day, mais diablement efficace et très visuel. On devine que l’auteur s’est fait plaisir à sa rédaction, rendant un hommage appuyé à plusieurs maîtres du cinéma d’action tout en s’appropriant un pan de la culture asiatique qui manquait à son œuvre jusqu’alors.

Le Trône d'ébène

Dans son avant-propos, Thomas Day prévient : Le Trône d’ébène ne doit pas être considéré comme un roman historique consacré au fameux roi des Zoulous, mais comme une fantasy mêlant dieux et sorcières à des personnages et événements réels, sans compter les libertés prises avec les structures sociales ou la géographie. Pourtant, dans la double lecture possible qu’il offre, ce roman relève plus d’un récit fantastique à cadre historique, comme Gilgamesh, roi d’Ourouk de Robert Silverberg, que de la fantasy.

L’auteur nous dépeint la geste plus que l’histoire de Chaka, roi des Zoulous. Persuadé d’être l’élu annoncé par une prophétie, l’enfant illégitime du roi de ce qui n’est au début qu’une petite tribu passera de gamin martyr au statut de puissant guerrier, puis de roi, avant de faire de l’empire zoulou une tempête qui changera profondément la géopolitique de l’Afrique australe et fera entrer à jamais son nom dans la légende. Un parcours « À la Conan » sous la profonde influence de deux femmes : une sorcière et sa mère, ainsi que celles des dieux, dont il entend les paroles tel une Jeanne d’Arc africaine. Et la pucelle n’est pas le seul personnage historique / mythique pertinent dans l’analyse que l’on peut faire du Chaka dépeint par Day : l’avant-propos ou le roman cite le roi Arthur (la sagaie Ilembé est fortement réminiscente d’Excalibur), Alexandre le Grand (pour l’aspect conquérant, et une relation à fort parfum d’inceste avec sa mère), sans parler de Napoléon (réorganisation complète de l’armée, impérialisme, militarisme, forte action législatrice), Caligula, voire Vlad l’Empaleur (la cruauté et la tyrannie de Chaka sont sans limites), ou Léonidas de Sparte, sans parler, bien entendu, de Jules César, dont Chaka partagera le sort.

Thomas Day nous offre un roman remarquable, à la fois sur le fond (une dénonciation du militarisme, de l’impérialisme, de la tyrannie, de l’esclavagisme – celui des… Zoulous avant tout –, du viol punitif, de l’utilisation du ventre des femmes pour effacer une nation et en renforcer une autre), mais sans doute surtout sur la forme : de la double grille de lecture possible au souffle épique en passant par le fascinant personnage de Chaka et une écriture qui, si elle n’est pas tout à fait aussi exquise et flamboyante que dans La Voie du sabre, est tout de même absolument admirable, nous obtenons un excellent livre, dont le seul défaut est peut-être sa frustrante brièveté.

L'Automate de Nuremberg

Le début du XIXe siècle est une époque troublée en Europe : dans les décombres de l’épopée napoléonienne, alors que la révolution industrielle commence à donner ses premiers feux en Grande-Bretagne, et alors même que les travaux de Lavoisier viennent à peine d’inscrire la chimie au corpus des sciences dites dures, il reste encore quelques mages prêts à poursuivre les mêmes chimères – alchimiques et vitalistes – que leurs prédécesseurs.

Thomas Day inscrit son Automate de Nuremberg dans ce contexte, en mode uchronique. La retraite de Russie de 1812 a été suivie du siège de Paris puis d’une contre-attaque : l’Empereur parvient à vaincre le Tsar et à lui arracher un traité de paix léonin qui le rend tout à fait maître de l’Europe. L’époque n’est pourtant pas apaisée : l’Europe est exsangue, et pour financer la révolution industrielle naissante, il va falloir aller piller l’Afrique et l’Asie. Les soldats de Bonaparte, après avoir « pacifié » l’Espagne, vont participer à « l’œuvre de civilisation » et entretenir le trafic d’esclaves : l’uchronie de ce court texte n’est donc en aucun cas positive, et semble même désabusée.

Le lecteur appréciera dans cette novella les éléments d’imaginaire qui le connectent à d’anciennes traditions. Le personnage historique de Kaspar Hauser y est présenté comme un nourrisson réanimé par une technique vitaliste ayant altéré son cerveau (et donc, comme un lointain avatar du monstre de Frankenstein) ; l’automate éponyme, Melchior Hauser, n’est au départ que l’une de ces machines joueuses d’échecs dont les cours d’Europe étaient friandes ; le troisième des « frères » Hauser, qui porte quant à lui le nom de Balthazar – le dernier des Rois Mages – est un pur esprit, à conserver dans une bouteille, de peur qu’il ne s’étiole… ou ne s’échappe pour le malheur du monde. Ces trois êtres, qui incarnent chacun l’une des spécificités de l’humanité – le corps, l’esprit et l’âme –, ont des relations conflictuelles qui évoquent bien les dilemmes intérieurs que chacun de nous éprouve tôt ou tard. Dans ce conte cruel où il est question d’une époque révolue avant même d’avoir eu lieu, Thomas Day parle de la condition humaine – que ce soit dans le cadre étroit de l’expérience du présent ou dans celui plus large de l’écosystème social –, et il le fait avec un talent consommé…

La Cité des crânes

Pour son dixième roman, Thomas Day s’attaque à l’autofiction romancée, suivant les traces de Francis Valéry, que son alter ego Gilles Dumay avait publié avec Le Talent assassiné. Ce livre est du reste dédié à Valéry, ainsi que l’éditeur Jacques Chambon, décédé peu de temps auparavant, et Ugo Bellagamba, dont La Cité du soleil trouve ici son contrepoint obscur. Car l’autofiction à la Thomas Day n’est pas un hymne à l’utopie, loin s’en faut. Pourtant, lorsque Thomas Daezzler décide de quitter la France pour la Thaïlande, c’est pour plusieurs raisons : oublier son passé, travailler pour la mystérieuse République Invisible, et trouver l’amour (pas nécessairement dans cet ordre). En guise d’amour, Thomas va vite obtenir un job de videur dans un bordel, tenu par un Américano-Mexicain qui protège les filles en leur offrant des conditions de vie et de travail plus dignes. Thomas va s’intégrer dans cet environnement, au point d’y trouver en partie ce qu’il était venu y chercher. Mais il ne doit pas y oublier son statut d’agent de la République Invisible, qui lui demande de noter tout ce qui se passe localement, comme un agent infiltré et dormant. On ne lui demande pas d’agir, mais de surveiller et communiquer ses informations pour la République, sorte de contre-pouvoir aux États aux motivations un peu trop obscures. Aussi, lorsque son patron lui confie rechercher son frère, disparu mystérieusement alors qu’il était sur la piste de la mythique Cité des Crânes, Thomas ne peut que noter, encore et toujours… mais, cette fois, il sent qu’il doit agir. Et partir lui aussi à la recherche de ce lieu mystérieux, où il espère trouver des réponses à ses questions.

On sait Thomas Day féru de culture asiatique. C’est peu dire que l’Asie de La Cité des crânes n’est pas un décor de pacotille : ici, la moindre odeur nous saute au nez, les décors et personnages, parfois brossés à coups de métaphores, sont criants de vérité… On connaît le talent de l’auteur pour nous immerger dans une autre culture, c’est depuis le début de sa carrière l’une de ses grandes forces. Toutefois, sur l’aspect autofictif, on sera bien en peine de démêler le vrai du faux. L’exercice très impudique de l’autofiction tourne alors au ludique/pudique, car la technique de Day est redoutable : on se dit souvent que, non, il n’a pas pu vivre ça, quand même, et l’auteur choisit alors pile le moment pour nous envoyer une anecdote qui rappelle des aspects plus connus de sa vie. Au bout du compte, peu importe que les événements décrits se soient réellement passés, l’autofiction joue le rôle d’une technique d’écriture qui permet à Day de confronter la Thaïlande du XXIe siècle à des croyances plus anciennes, parfois perçues au travers de drogues, pour aboutir à un kaléidoscope déroutant qui emprunte les mêmes chemins que l’Apocalypse Now de Coppola, l’immersion toujours plus profonde dans une jungle toxique, étouffante et déstabilisante – pour Daezzler comme pour le lecteur, tous deux conviés à un voyage halluciné confinant à l’expérience mystique, mais de celles qui, au lieu de nous ouvrir les portes du paradis, agissent comme un révélateur sur le but que chacun se fixe dans l’existence.

Une plongée en Orient, réaliste et sans concessions, d’une noirceur dont s’extraient quelques moments de grâce.

Le Double Corps du roi

Royaume de Déméter. Le roi Yskander est assassiné par l’ambitieux général Déléthérion, qui lui reproche d’affaiblir la monarchie et pense être l’homme idéal pour la restaurer. Si Déléthérion, qui se proclame Régent, est assisté dans l’exécution de son forfait par les Eizihils, de terrifiants insectoïdes carnassiers, Yskander avait su gagner l’amour et la loyauté d’Égée Seisachtéion, poète et bretteur, qui assiste à l’assassinat et n’aura dès lors de cesse de renverser l’usurpateur et d’installer sur le trône la fille cachée d’Yskander, Eiroénée. Commence alors, pour le poète puis pour ses poursuivants, un voyage vers la Canopée, refuge de la jeune fille et société utopique qui tente de vivre en harmonie avec la Nature. Un voyage qui transformera le monde.

Le Double corps du roi s’inspire librement de la théorie des deux corps du roi de Kantorowicz. Le roi, dit l’historien, a deux corps : un corps physique, faillible et mortel, et un corps politique, le corps immortel du royaume. Le roi n’est roi que parce qu’il transcende son enveloppe mortelle pour habiter celle, immortelle, du royaume : « Terre et roi sont un. » Dans le royaume de France, c’est le sacre qui réalisait cette forme particulière de transsubstantiation ; à Déméter, c’est la fusion avec l’Heraklion, l’armure magique de quartz habitée par le souffle divin, qui assure la continuité temporelle du royaume en confrontant chaque roi aux mémoires de tous ceux qui le précédèrent.

Alors, quand Égée s’enfuit avec l’armure et l’apporte à Eiroenée pour qu’elle la revête, il crée une situation qui ne peut se résoudre que dans la guerre, car de son sacre l’usurpateur ne peut être privé s’il veut régner vraiment.

Que reprochaient Déléthérion et son allié, le Pontife Théagénès, à Yskander ? D’avoir commencé à se détourner de la tradition pour réformer le royaume dans le sens d’une plus grande justice. Il le paya de sa vie, l’ambitieux général voulant « restaurer » une monarchie inégalitaire aux allures d’autocratie, et le Pontife rêvant d’installer une oligarchie qu’il pourrait, via l’Église, contrôler – deux glaives, c’est un de trop pour une alliance qui ne pourra durer. C’est donc dans une lutte pour la justice et la liberté, pour une réforme et la sortie d’une tradition sclérosante, que s’engagent Égée et ses alliés. Une lutte qui sera violente comme l’est la société démétérienne, une lutte qui se déportera jusque dans la paisible Canopée.

Le Double corps du roi est une histoire de réunions et de fusions. Après les emprisonnements, les tortures et la guerre, la solution ne peut venir d’une victoire à la Pyrrhus qui assèche autant la techniciste Déméter que la frugale Canopée. Pour triompher, il faudra que deux peuples séparés par le temps se rapprochent – aidés en cela par deux sangs-mêlés –, que la part féminine de l’humanité retrouve sa juste place, que la société de caste démétérienne, fracturée par un système de tripartition, soit refondée sur des bases plus égalitaires, et que les domaines divins même se réunissent enfin. Il faudra pour cela un sacrifice, au sens littéral du terme, c’est à dire un passage au sacré.

Le Double corps du roi est donc un roman de fantasy scientifique passionnant qui mêle théorie politique et action violente, mais aussi amour véritable, dont certains passages rappellent Conan et sa frénésie guerrière ou Elric et ses bretteurs ironiques, et qui, enfin, propose un message d’élévation spirituelle et sociale par une union raisonnée entre la tradition et le mouvement.

L'Homme qui voulait tuer l'empereur

[Critique commune à La Voie du sabre et L'Homme qui voulait tuer l'empereur]

Comme il le fera ensuite avec Chaka, Day s’approprie un cadre et un personnage historique et le ré-enchante, ajoutant des éléments magiques, s’éloignant des faits avérés pour donner à ce personnage une stature légendaire. Mais contrairement au Trône d’ébène, La Voie du sabre est une vraie fantasy ne proposant qu’une seule grille de lecture, surnaturelle.

À part sa maîtrise suprême du katana et son talent artistique, le Musashi de Day n’a qu’un vague rapport avec sa contrepartie réelle, tout comme son Japon n’est pas celui de nos manuels d’Histoire : les sorciers y manient la foudre, une encre allonge votre vie mais vous transforme en dragon (Herbert rencontre Lovecraft ?), un tatouage peut s’animer, un ronin manipuler le cours du temps et sculpter un tigre dans une gerbe de sang.

Sang qui – artériel ou issu du dépucelage d’une jeune fille – est omniprésent dans ce conte initiatique (qui comprend des récits dans le récit nous en apprenant davantage sur Musashi) maniant à la perfection, via une langue tour à tour poétique, raffinée, crue, voire vulgaire, chaque concept et son contraire, en un Yin et un Yang incessant confinant à la perfection, autant stylistique que dans sa portée morale et philosophique, exceptionnelle pour un texte qui reste d’une admirable (mais parfois frustrante) concision. Day nous montre un homme sanguinaire mais qui entrera dans la légende parce qu’il n’est motivé que par l’amour et le respect des autres, qui pourrait exercer un pouvoir politique absolu mais s’y refuse, qui épargne quand il devrait tuer, qui, dans une culture marquée par son conservatisme, son conformisme, est un esprit libre et progressiste refusant les hiérarchies, accordant la même valeur à l’existence des puissants et des opprimés. Il nous montre l’ambition dévorante de son disciple, qui veut connaître la technique de Musashi afin, au contraire, de régner en tyran après avoir épousé et fécondé la fille de l’Empereur-dragon. Un personnage profondément antipathique, à qui son maître montre sans cesse la voie de la sagesse, que Mikédi refusera systématiquement d’emprunter, jusqu’à commettre l’irréparable. Prouvant ainsi la plus grande leçon de Musashi – parfois, gagner, c’est refuser de combattre.

Incontestable chef-d’œuvre de Day, riche d’une documentation rendant les détails de la vie quotidienne d’une admirable authenticité, et surtout de l’amour de l’auteur pour l’Asie, La Voie du sabre est LE livre à lire dans sa bibliographie.

L’Homme qui voulait tuer l’empereur (expansion d’une novella parue dans Bifrost 32) est présenté comme la suite de La Voie du sabre, mais s’il partage le même univers (trente-trois ans après) que le roman éponyme, il a en fait tout du roman indépendant. Et ce d’autant plus qu’il y est bien plus question d’arpenter la voie de la vengeance et de l’arc que celle du sabre. Ceci pourrait ne relever que de la péroraison si ce second tome, dans le Japon fantasmé par Thomas Day, gardait la très grande qualité du premier. Las, il en va autrement.

Daigoro est un puissant seigneur qui, pour son plus grand malheur, a une superbe concubine, Reiko. L’empereur-dragon, qui vient de perdre sa fille, cherche une compagne pouvant lui donner un nouvel enfant, et jette son dévolu sur la jeune femme. Quand Daigoro refuse de s’en séparer, l’Empereur fait tuer ses deux enfants, sa femme enceinte, et assiège sa forteresse. Durant le siège, Reiko est tuée, et son corps possédé par un puissant démon du feu. Celui-ci va fournir au samouraï déchu les moyens d’assouvir sa vengeance, en ouvrant toute grande la porte des Enfers, lui permettant ainsi, peut-être, d’atteindre le souverain au cœur de son palais et de l’assassiner. En plus de sa concubine possédée, Daigoro pourra compter sur l’appui d’un truculent français, Bertrand, à la recherche de ce que, dans le film Highlander, on appelait un Tolède salamanque. Ce qui n’est d’ailleurs pas le seul clin d’œil, puisque le dialogue p. 189 est du Gladiator dans le texte et qu’on croise un hollandais nommé… Pieter de Vries !

Ce texte a des défauts intrinsèques (personnages peu attachants sauf à la fin, Reiko effacée d’un trait de plume fort déconcertant, péripéties trop rapides, une apocalypse zombie déjà vue cent fois, scènes de sexe racoleuses), mais souffre surtout de la comparaison avec La Voie du sabre, chef-d’œuvre d’un Thomas Day en état de grâce. Le verbe reste fluide et plaisant, mais de tout ce qui faisait le sel de La Voie…, plus aucune trace. Histoire banale de vengeance, ce roman n’a rien du charme raffiné de son prédécesseur, se contentant d’être une suite de scènes de sexe et de combats insipides, menées par des personnages basiques et en grande partie indifférents aux événements. Seul un aspect mythologique érudit et fascinant le sauve du complet naufrage.

La triste conclusion reste que si Daigoro voulait tuer l’Empereur, Thomas Day, lui, a fait seppuku à « La Voie du sabre ».

La Voie du sabre

[Critique commune à La Voie du sabre et L'Homme qui voulait tuer l'empereur]

Comme il le fera ensuite avec Chaka, Day s’approprie un cadre et un personnage historique et le ré-enchante, ajoutant des éléments magiques, s’éloignant des faits avérés pour donner à ce personnage une stature légendaire. Mais contrairement au Trône d’ébène, La Voie du sabre est une vraie fantasy ne proposant qu’une seule grille de lecture, surnaturelle.

À part sa maîtrise suprême du katana et son talent artistique, le Musashi de Day n’a qu’un vague rapport avec sa contrepartie réelle, tout comme son Japon n’est pas celui de nos manuels d’Histoire : les sorciers y manient la foudre, une encre allonge votre vie mais vous transforme en dragon (Herbert rencontre Lovecraft ?), un tatouage peut s’animer, un ronin manipuler le cours du temps et sculpter un tigre dans une gerbe de sang.

Sang qui – artériel ou issu du dépucelage d’une jeune fille – est omniprésent dans ce conte initiatique (qui comprend des récits dans le récit nous en apprenant davantage sur Musashi) maniant à la perfection, via une langue tour à tour poétique, raffinée, crue, voire vulgaire, chaque concept et son contraire, en un Yin et un Yang incessant confinant à la perfection, autant stylistique que dans sa portée morale et philosophique, exceptionnelle pour un texte qui reste d’une admirable (mais parfois frustrante) concision. Day nous montre un homme sanguinaire mais qui entrera dans la légende parce qu’il n’est motivé que par l’amour et le respect des autres, qui pourrait exercer un pouvoir politique absolu mais s’y refuse, qui épargne quand il devrait tuer, qui, dans une culture marquée par son conservatisme, son conformisme, est un esprit libre et progressiste refusant les hiérarchies, accordant la même valeur à l’existence des puissants et des opprimés. Il nous montre l’ambition dévorante de son disciple, qui veut connaître la technique de Musashi afin, au contraire, de régner en tyran après avoir épousé et fécondé la fille de l’Empereur-dragon. Un personnage profondément antipathique, à qui son maître montre sans cesse la voie de la sagesse, que Mikédi refusera systématiquement d’emprunter, jusqu’à commettre l’irréparable. Prouvant ainsi la plus grande leçon de Musashi – parfois, gagner, c’est refuser de combattre.

Incontestable chef-d’œuvre de Day, riche d’une documentation rendant les détails de la vie quotidienne d’une admirable authenticité, et surtout de l’amour de l’auteur pour l’Asie, La Voie du sabre est LE livre à lire dans sa bibliographie.

L’Homme qui voulait tuer l’empereur (expansion d’une novella parue dans Bifrost 32) est présenté comme la suite de La Voie du sabre, mais s’il partage le même univers (trente-trois ans après) que le roman éponyme, il a en fait tout du roman indépendant. Et ce d’autant plus qu’il y est bien plus question d’arpenter la voie de la vengeance et de l’arc que celle du sabre. Ceci pourrait ne relever que de la péroraison si ce second tome, dans le Japon fantasmé par Thomas Day, gardait la très grande qualité du premier. Las, il en va autrement.

Daigoro est un puissant seigneur qui, pour son plus grand malheur, a une superbe concubine, Reiko. L’empereur-dragon, qui vient de perdre sa fille, cherche une compagne pouvant lui donner un nouvel enfant, et jette son dévolu sur la jeune femme. Quand Daigoro refuse de s’en séparer, l’Empereur fait tuer ses deux enfants, sa femme enceinte, et assiège sa forteresse. Durant le siège, Reiko est tuée, et son corps possédé par un puissant démon du feu. Celui-ci va fournir au samouraï déchu les moyens d’assouvir sa vengeance, en ouvrant toute grande la porte des Enfers, lui permettant ainsi, peut-être, d’atteindre le souverain au cœur de son palais et de l’assassiner. En plus de sa concubine possédée, Daigoro pourra compter sur l’appui d’un truculent français, Bertrand, à la recherche de ce que, dans le film Highlander, on appelait un Tolède salamanque. Ce qui n’est d’ailleurs pas le seul clin d’œil, puisque le dialogue p. 189 est du Gladiator dans le texte et qu’on croise un hollandais nommé… Pieter de Vries !

Ce texte a des défauts intrinsèques (personnages peu attachants sauf à la fin, Reiko effacée d’un trait de plume fort déconcertant, péripéties trop rapides, une apocalypse zombie déjà vue cent fois, scènes de sexe racoleuses), mais souffre surtout de la comparaison avec La Voie du sabre, chef-d’œuvre d’un Thomas Day en état de grâce. Le verbe reste fluide et plaisant, mais de tout ce qui faisait le sel de La Voie…, plus aucune trace. Histoire banale de vengeance, ce roman n’a rien du charme raffiné de son prédécesseur, se contentant d’être une suite de scènes de sexe et de combats insipides, menées par des personnages basiques et en grande partie indifférents aux événements. Seul un aspect mythologique érudit et fascinant le sauve du complet naufrage.

La triste conclusion reste que si Daigoro voulait tuer l’Empereur, Thomas Day, lui, a fait seppuku à « La Voie du sabre ».

Stairways to Hell

Lecteurs sensibles, passez votre chemin : Stairways to Hell n’est pas pour vous. À travers le parcours de vie – et de mort – de trois personnages, tous prénommés Thomas, l’auteur met en scène de la manière la plus brutale qui soit leur descente aux Enfers respective. Tous n’en reviendront pas.

Trois hommes, trois histoires où l’auteur ne recule devant aucun effet, aussi répugnant soit-il, pour mettre à jour leurs failles, leurs échecs, leur (in)humanité. Le premier a été condamné pour un meurtre raciste qu’il assume pleinement (« Extermination Highway »), le deuxième se morfond dans sa vie professionnelle respectable et sa vie de couple ordinaire (« Dirty Boulevard »), le dernier, écrivain, semble incapable de renouer avec le succès de son premier roman (« Punishment Park »). Trois hommes, mais également trois femmes, trois rencontres qui vont transformer leur vie à tout jamais, pour le meilleur et/ou pour le pire : Margaret, Amérindienne, ex-prostituée, ex-junkie et détentrice d’une culture en voie d’oubli ; Maneki Neko, égérie gothique d’une communauté se retrouvant dans les catacombes de Paris pour assouvir ses fantasmes les moins avouables ; et Eddie, fantôme qui n’a de cesse de rappeler à celui qui l’a trahie le prix à payer pour ce qu’il a fait. À leur contact, certains trouveront la rédemption, d’autres sombreront dans la déchéance et l’horreur.

Deuxième recueil de Thomas Day, Stairways to Hell constitue une forme d’aboutissement de tout un pan de son œuvre, la poursuite de thématiques et d’une surenchère dans l’horreur assez présentes dans les textes de ses débuts. Mais l’auteur n’est alors jamais allé aussi loin dans l’excès et, surtout, il fait ici montre d’une maîtrise technique incomparable. Des trois textes au sommaire, seul le premier, « Extermination Highway », souffre d’un déséquilibre et d’une rupture de ton gênante entre les deux parties qui le composent. Les deux autres offrent une progression implacable, tant dans la psyché dérangée de ses personnages que dans une atrocité viscérale pleinement assumée. Les taxonomistes littéraires seront tentés de classer ces trois nouvelles dans la catégorie du splatterpunk, au côté des œuvres les plus extrêmes de Clive Barker, Poppy Z. Brite ou Jack Ketchum. On peut difficilement leur donner tort.

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