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Le Sanctuaire

Quelque part en montagne, à l’écart, au-dessus d’une forêt et non loin d’une mine de sel, juste avant la zone des pierriers. Gemma, une préadolescente, y vit dans une cabane avec sa famille : son père, sa mère et June, sa sœur aînée. Ils se sont réfugiés là, dans ce Sanctuaire, il y a des années maintenant, pour échapper à une pandémie mortelle transmise par les oiseaux et à l’effondrement social qui en résulta. À l’abri, loin de l’invisible risque viral et des innombrables périls humains.

Dans le Sanctuaire – où on est une « Équipe » – on vit chichement, de biens récupérés lors des descentes du père dans la vallée – au-delà de la zone interdite à tous sauf à lui –, de cultures sommaires et de chasse. On craint ce qui rôde en bas, dans le monde des hommes – inconnu de tous sauf du père –, on tue les oiseaux qu’on voit, puis on les brûle, indispensable prophylaxie. Dans l’idéal, on ne redescendra jamais. Le Sanctuaire est sûr, le monde dangereux.

Le père, en Dieu tutélaire, pourvoit ; il a tourné la page de l’avant et vit fermement ancré dans le new normal. Il rayonne de charisme. La mère, ancienne écrivaine, gère l’espace domestique et garde, à travers des livres glanés, le souvenir de l’ancien monde qu’elle fait revivre à l’oral telle une conteuse. Elle rayonne d’amour.

Des trois membres de la famille, Gemma est la seule qui n’a pas connu l’avant. Voilà pourquoi elle est la plus à l’aise, entre amour pour ses parents, rivalité complice avec sa sœur, « expéditions forestières » et prouesses de chasse.

Mais même une plante de serre peut finir par trouver son pot trop étroit. Car si June se navre depuis longtemps d’un avenir qui n’aura rien de ce qui faisait d’ordinaire la vie, Gemma commence, elle, à trouver les frontières imposées par son père bien trop étouffantes. À l’insu de tous, elle trouve le moyen de passer de l’autre côté de la mine, vers un ailleurs si proche où vit un vieillard répugnant en compagnie de rapaces apprivoisés et d’un aigle majestueux, impérial dans sa force et sa liberté. Gemma, fascinée par l’aigle et commençant à éprouver des désirs qui sont les siens propres, acceptera de payer le prix de sa passion, alors même que sa famille se craquelle.

Le Sanctuaire est le second roman de Laurine Roux. C’est un texte magnifique, qu’il faudrait lire même s’il ne disait rien. Car on y rencontre une écriture rare, d’une précision naturaliste, et des images superbes qui semblent couler de source au point qu’on se maudit de ne pas y avoir pensé soi-même. La nature, les sentiments, dans leurs vérités incontestables, sont présentés au lecteur dans leurs plus petits détails. Roux tient la loupe et donne à voir un monde infiniment détaillé.

Mais, qui plus est, le texte nous dit quelque chose. Ode à une nature aussi belle et amicale que dangereuse et imprévisible, Le Sanctuaire est aussi un texte « familial », tendu comme un arc prêt à libérer une énergie proprement terrifiante. Comme chez Shirley Jackson, la famille est un cocon protecteur et aussi une prison. Comme dans la tradition victorienne, les femmes de tous âges y vivent dans une sorte de rêve éveillé, sous la domination – normalement paisible mais potentiellement terrible – du père, qui, comme les pater familias romains, interagit seul avec l’extérieur quand la mère gère la domus. Quand se fissure le rêve d’un présent perpétuel, dans lequel vivrait la famille comme dans une boule à neige, et d’un Sanctuaire qui serait prison et armure à la fois, quand la puberté de Gemma actualise dans le réel le passage du temps, le choc entraîne une bascule, du genre de celle de Sukkwan Island (David Vann), et génère un momentum qui emporte la famille, aussi inarrêtable qu’une avalanche. Et si la tragédie qu’on sent se dérouler attise l’intérêt, c’est la beauté pétillante de l’écriture qui captive le lecteur.

L’Obscur

Futur presque proche. Le monde de L’Obscur est le nôtre en pire. Des inégalités encore plus grandes, une part des actifs occupés de plus en plus faible, un changement climatique toujours plus intense.

Dans le monde de L’Obscur on appartient à l’une des quatre classes qui structurent l’humanité. La classe salariée routinière dont le narrateur est l’un des membres et où on vit dans l’angoisse de la requalification (un licenciement présenté comme une opportunité), la classe des cadres sup’ chiens de garde du capitalisme pour Marx, la « classe » des sans-emploi (l’armée industrielle de réserve), ou enfin l’Überclass des super riches, détenteurs du capital et extracteurs de l’essentiel de la plus-value globale.

Individualisme humain et consumérisme ultra-libéral infantilisant ont œuvré ensemble à créer un monde dans lequel les jobs semblent si bullshit qu’on ne comprend jamais vraiment quel est celui du narrateur, dans lequel les humains, dans un globish improbable de termes anglais et corporate, n’expriment que des sentiments superficiels, dans lequel on vit gavé d’info globale insignifiante, de divertissement et de réseaux, dans lequel on est assisté par un job-coach pour tenter de devenir salarié et un coach médical qui lutte à grands coups de médocs anti-trauma contre les dépressions et psychopathologies diverses qu’une telle société ne peut que générer. Ah, j’oubliais, c’est aussi un monde dans lequel il n’y a quasiment plus de nature sauvage, restent les « Aires Récréatives Protégées ». Tout est sous contrôle. Sauf que non.

Dans ce monde en tension permanente, les inégalités sont telles que le pain et les jeux ne suffisent pas à assurer la stabilité sociale. Des forces « anti » protègent ce qui peut payer pour l’être, entreprises ou gated communities. Nonobstant, les émeutes sont fréquentes, de plus en plus, les morts qui en découlent aussi. C’est Journal de nuit (Jack Womack) version premium.

Dans ce monde vit le narrateur. Introverti, solitaire, peu liant, il est une aberration dans une société qui prône le contact et l’extraversion exhibitionniste comme des vertus cardinales. Il a frère, sœur, parents, mais n’est vraiment proche d’aucun. Lunaire, inadapté, il rêve d’autre chose, de s’envoler dans un ciel immobile – tel le héros de Brazil. Il a eu une amie, Pia, qu’il retrouve alors que la Suisse dans laquelle il vit (et plus largement le monde) est touchée par de massives coupures de courant inexpliquées et que la première colonie martienne, si loin, semble affectée par un mal inexplicable qui pourrait l’anéantir. Mais quand les coupures se prolongent de plus en plus, même si on peut sortir de chez soi, contrairement aux colons, on ne peut pas aller se réfugier ailleurs. Jared Diamond l’a montré dans Effondrement, la Terre, à son échelle, est aussi une île dont on ne peut s’échapper ; et quand le courant vient à manquer vraiment, une civilisation qui tirait sa possibilité même de l’énergie électrique s’effondre. L’homme, déjà décivilisé par la société du divertissement, revient par nécessité de survie à des comportements de chasseurs cueilleurs en micro-groupes hostiles ou méfiants les uns envers les autres. Le narrateur va tenter de survivre à la nouvelle donne, en compagnie de Pia, au milieu de risques que n’avaient plus connus les Occidentaux depuis des siècles ; le retour à la Nature est celui de Hobbes, pas celui de Rousseau.

Testa, dans une langue travaillée, raconte le monde fou à venir, l’effondrement inexpliqué (qui peut venir de n’importe quel grain de sable, cf. Le Paradoxe de Fermi de Boudine), la fin de la société et le retour aux communautés. Si le roman peut rappeler ceux de Jean Baret, il est moins rigolard ; on se trouve ici plus près du désespoir existentiel de Houellebecq, par exemple, celui d’une humanité arrivée au bout d’un modèle intenable, et alors que les super-riches ont fait sécession comme l’expliquait Bruno Latour récemment dans Où atterrir ?, la réponse de Testa est simple : chez les nomades de Marshall Sahlins.

2069

2069 est un recueil qui prétend traiter la question de la sexualité et des relations amoureuses du futur, à partir des tendances que l’on observe déjà. On y trouve douze nouvelles de longueurs et de types variés, du voyage dans le temps au sexe spatial en passant par les sexbots. Disons-le tout de suite, ce n’est ni érotique, ni excitant, en dépit d’une couverture qui est de fait racoleuse. Malheureusement, ce n’est guère prospectif non plus, à moins d’être complètement déconnecté des avancées technologiques. Brève revue.

Deux bons textes. « Chicago » est sans doute la plus science-fictive, la plus intéressante, et la plus émouvante, avec ses sexbots qui acquerront peut-être une conscience et la liberté qui va avec. « Le Bousier » est sans doute la plus tragiquement réussie, avec son personnage passant une vie à visiter toutes les formes de relations pour finalement mourir seul comme tout le monde ; la chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.

Quelques autres émergent un peu. « One more time » imagine des thérapies de couple qui consistent à envoyer le dit couple revoir des moments clés de son passé. Boucle temporelle prévisible. « Conditions générale de Ventre » décrit un monde où PMA ou GPA sont augmentées d’amélioration des gamètes, ou permises même sans partenaire, grâce à des gamètes synthétiques. Jusqu’à la révélation finale. « Good Girl » est une digression sur une sous-catégorie porno du futur, dont il ne sort pas grand-chose une fois l’affaire comprise. « La Sonde » est une variation amusante sur le destin de Pioneer 10 et le paradoxe de Fermi.

Le reste ? De la télé-réalité spatiale à Greta Thunberg in the Wild en passant par le hacking des slips connectés (qui, visiblement, ont captivé la presse hors Bifrost), les rêves érotiques sur abonnement, le délire genderfluid ou l’élection papale orgiaque qui offre un cliché si éculé (pardon !) que même Charlie Hebdo ne doit plus l’utiliser, l’ensemble n’est guère excitant, ni pour l’esprit, ni pour le corps.

Paradoxalement, c’est lorsqu’il décrit les développements prévisibles de la société du spectacle ou les conséquences du changement climatique que, sans être brillant, l’auteur est le plus convaincant. Problème : ce n’était pas son thème, pas en tout cas celui qu’il nous a vendu.

Globalement, mis à part sur les deux bons textes et un ou deux des quatre moyens, l’ennui est au rendez-vous et le sense of wonder proche de zéro. Ajoutons-y un argot branchouille qui fait parfois vieux et une volonté humoristique qui suscite la compassion. Enfin, les nouveaux genres, les nouvelles sexualités et préférences, font l’objet d’un traitement dont on ne sait jamais s’il est ironique, factuel, compatissant ou charmé. Par-delà la forme, ça fait donc peu d’idées nouvelles et peu de prises de position (désolé !), peu de fond à vrai dire.

69 fut une année érotique. Josselin Bordat veut nous convaincre, avec son recueil 2069, que notre avenir le sera aussi. Mais n’est pas Gainsbourg qui veut. Post coïtum animal triste.

L’Hiver de la sorcière

Au lendemain du terrible incendie qui a ravagé une partie de Moscou, le peuple cherche un coupable. Qui d’autre que Vassia, la sorcière qui, grimée en homme, les a trompés pendant un temps, s’attirant honneurs et sympathie par son courage jusqu’à ce que sa nature de femme soit mise au jour ? La foule, menée par le père Konstantin écartelé entre désir et haine, lui érige un bûcher après avoir tué son magnifique cheval Soloveï. Vassia parvient à fuir et trouve refuge dans La Minuit en échappant à l’Ours Medved. Il est dit qu’elle suivra son propre chemin malgré les dangers omniprésents d’un monde surnaturel qu’elle ne connaît pas encore. Dans la Rus’, les Tatars lèvent une armée sous l’égide d’un chef de guerre sanguinaire, Mamaï. Le prince Dimitri doit faire parvenir son tribut sous peine d’avoir à livrer bataille contre la Horde d’Or, infiniment plus puissante que ses propres troupes et celles de ses vassaux, si toutefois il parvient même à les unir.

Vassia entreprend un double voyage. Le premier, personnel, celui de l’acceptation de ce qu’elle est et des implications qui en découlent pour elle et pour les autres, passe par la découverte de ses origines. Le second, teinté d’idéalisme, celui de l’unification des mondes et des hommes, représente une tâche immense pour une jeune femme, quelle que soit sa volonté. La guerre et l’opposition ne sont pourtant pas les seuls chemins. Morozko et Medved, les frères jumeaux en conflit ouvert et permanent, magie ancienne et religion chrétienne, hommes et créatures surnaturelles, peuvent coexister. Cette voie médiane, plus difficile à arpenter car il est toujours plus simple de choisir un camp et d’être persuadé qu’il est le bon, Vassia l’incarne. Elle est un trait d’union entre les différences, un pont, solide autant que fragile, entre les mondes. Si ce chemin n’est pas exempt de sang, de mort et de larmes, au moins s’ouvre-t-il sur la possibilité d’un monde meilleur.

Katherine Arden place ses personnages devant des dilemmes moraux qui les poussent à sortir du schéma manichéen du Bien contre le Mal et en profite pour retourner quelques stéréotypes de genre Puisant toujours plus dans les mythes et le folklore russe, elle offre, avec L’Hiver de la sorcière, un troisième volet à la narration maîtrisée, riche en images et en émotions, alliant finesse et fureur. Il clôt en beauté la série. Pour l’apprécier à sa juste valeur, mieux vaut avoir lu les tomes précédents (L'Ours et le Rossignol et La Fille dans la tour), même si l’éditeur assure que ce n’est pas indispensable. Dans son ensemble, cette « Trilogie d’une nuit d’hiver » constitue une lecture hautement recommandable.

La Marche du levant

Un monde. Où le Long Jour dure 300 ans, et contraint ceux qui l’habitent, sans relâche, à se déplacer vers l’ouest, pris en étau entre nuit glaciale et jour brûlant, l’ombre et la lumière, entre chien et loup, sur le fil du rasoir. Un monde hostile, donc, aux longs cycles, à la rotation paresseuse, et dont on comprend vite qu’il s’agit, sinon du nôtre, à tout le moins de notre Terre, sa géographie et ses toponymes, à peine travestis, ne trompant pas. Un monde qui pose donc une ambition, et nous place dans ce qui pourrait bien être notre futur – et du coup fait glisser La Marche du Levant de la fantasy stricto sensu à une espèce d’entre-deux comme les aimait l’immense Leigh Brackett. Comment ne pas non plus penser à Christopher Priest, bien sûr, et ses villes mouvantes du Monde inverti semblables à la présente Odessa en perpétuelle transhumance, tractée par une armée de bœufs, au cœur du récit. On pense à Caza, aussi, et son cycle d’ « Arkadi », voire même, pourquoi pas, à l’Helliconia de Brian Aldiss.

Une prophétie, aussi. Qui annonce l’avènement d’un messie et la chute de l’actuel régime, le monde d’avant. Et son corollaire, la quête, celle du changement, du renouveau, de la régénération.

Et puis les héros, ou plutôt les héroïnes : une maîtresse assassine et une gamine prédestinée, les quelques figures qui les entourent.

Tout est là. Restent l’aventure, le souffle, la démesure. Ou pas.

Léafar Izen est un inconnu. Mais pas un total débutant ; quelques recherches sur le Net nous apprennent qu’il a autoédité un recueil de poèmes et un « précis de (méta)physique à l’usage du commun des immortels » (sic), et fait publier chez un éditeur régionaliste, Bord du Lot éditions, un premier roman, une anticipation, Grand Centre. Il arrive donc ici dans la cours des grands, pourrait-on dire, chez Albin Michel, rien que ça, et sous la houlette de Gilles Dumay, dont on ne peut ici que saluer le travail auprès des jeunes auteurs (il en publie deux sur cette seule rentrée 2020, celui qui nous occupe et Émilie Querbalec – Quitter les monts d’automne –, mais on pourrait aussi citer Jean-Michel Ré ou encore le prometteur Gauthier Guillemin). Pareil adoubement contextuel suscite un brin d’attente…

Las. Si tout n’est pas à jeter dans ce (trop) gros livre, force est de constater qu’on en ressort loin d’être convaincu. Le style, d’abord. Izen n’en est pas dénué, et il gagne même en simplicité, en efficacité, au fil du bouquin. Mais un peu plus de naturel, un soupçon de préciosité en moins (et aussi de « tel », de « nul » ou de « guère », sans même parler des dialogues !), moins de prétention et plus de naturel, en somme (méfiez-vous des livres dont les parties sont appelées des « chants » !). Et puis les maladresses, dans la gestion des points de vue, parfois, et cette manie de cribler le récit d’interjections mentales des personnages dans un mode narratif omniscient… Et encore, sans doute moins véniel, il y a les personnages, qui peinent à convaincre, faute de vraisemblance, et qui pâtissent du choix de les passer du premier plan à un rôle plus secondaire au fil des trois parties. Et c’est long, bon sang, trop, vraiment – même à l’aune d’un Long Jour de 300 ans. Quant à la fin annoncée çà et là comme renversante… bon, vous verrez, c’est selon, mais il est peu de dire qu’il y a matière à débattre.

Pareil inventaire ne signifie pourtant pas, on l’a dit, que tout soit à jeter dans cette Marche du Levant. Léafar Izen est un auteur en devenir, assurément, il a du souffle, tombe d’emblée ou presque un monstre de 650 pages offrant un décor par bien des aspects remarquable ; aucun doute qu’il en a sous le pied. Publier un jeune auteur est toujours un pari sur l’avenir. Il n’est pas impossible qu’il soit payant. Reste que d’ici là, on y réfléchira à deux fois avant de tenter l’aventure de cette première Marche… La vie est courte et nombreux sont les livres passionnants.

Tupinlândia

Saviez-vous que le Brésil a eu, lui aussi, un parc d’attraction égal au Dysneyland américain ? Tupinilândia : un gigantesque complexe niché au fin fond de la forêt amazonienne, un lieu de loisir pensé et conçu sur le modèle de son voisin, mais en mieux, bien sûr, et surtout totalement brésilien – les personnages fétiches, les boissons, le matériel. Tout, ou presque, est brésilien. C’est là une ode à la gloire d’un pays, voulue par un homme, le riche et puissant João Amadeus Flynguer. Fils d’un entrepreneur, il a la chance, à dix-huit ans, de rencontrer le grand Walt Disney et son équipe. D’où l’idée du parc – fondé en 1984. Mais lors de la visite préouverture, les choses dégénèrent : une troupe d’hommes armés, déguisés en journalistes, prend possession des lieux, semant le chaos dans cet univers idéalisé.

Tupinilândia pourrait être une dystopie grinçante. D’ailleurs, Orwell est cité plusieurs fois (y compris sur le bandeau de couverture), mais il n’est finalement présent dans ces pages qu’en filigrane. Certes, la société brésilienne décrite, par moments, y ressemble, avec cette dictature surveillant tout et tout le monde. Certes, la société créée dans Tupinilândia peut y faire penser, avec ses règles ubuesques, son langage formaté. Mais tout cela est un arrière-plan. Davantage un décor qu’un élément essentiel. On est plus près du roman d’action, lorgnant vers les films à grand spectacle. D’ailleurs, l’esprit de Michael Crichton et de Steven Spielberg font de rapides apparition à travers les clins d’œil légers à Jurassic Park : quelques dinosaures animés tiennent un petit rôle.

L’ambiance, légère malgré le propos grinçant, est soutenue par des personnages en décalage avec la réalité, à des degrés divers. Simple difficulté à accepter l’âge adulte et le vieillissement pour Artur, le professeur d’archéologie attiré par le mythe de Tupinilândia, rappel de sa jeunesse passée (comme les héros des romans de Fabrice Caro, pleins d’autodérision et d’une certaine mélancolie pour un temps qui s’écoule sans qu’ils s’en aperçoivent vraiment). Volonté de revivre un âge d’or, pour d’autres, nostalgiques d’une dictature plus forte, plus affirmée.

Le ton est volontiers au burlesque. Les scènes de violence sont émaillées de traits d’humour tarantinesque, à base de coups de feu involontaires. Les méchants de l’histoire, sombres abrutis appartenant à un parti nationaliste brésilien, font penser aux nazis des livres et films de série B, légèrement caricaturaux, mais merveilleusement détestables. Dans les scènes d’action, il est difficile de vraiment s’inquiéter pour les personnages tant l’auteur ne semble pas prendre réellement au sérieux cette dimension. Il est là pour distraire son lecteur, pas pour l’effrayer. Et cela fonctionne au mieux.

« Petit » pavé de cinq cents pages, Tupinilândia est un roman érudit où l’on apprend énormément sur le Brésil et son histoire, et où l’auteur se fait un immense plaisir à dézinguer les tenants d’une certaine façon de penser, pleine d’uniformes et d’interdits, encore bien présente dans son pays. Mais c’est avant tout un roman qu’on lit avec délectation et jubilation. Quand bien même, au début, on se demande où nous entraîne l’auteur, on est vite pris dans le tourbillon. Et on se surprend, à la fin, à regarder une carte pour repérer la localisation des ruines de ce parc – des fois qu’il en reste un petit quelque chose…

Rive gauche

Une catastrophe, vraisemblablement nucléaire, a anéanti la vie telle que nous la connaissons. Des survivants se sont réfugiés dans le métro. Une nouvelle société s’est mise en place, avec ses nouveaux groupes, ses nouvelles frontières, ses nouvelles règles. Cela rappelle évidemment le point de base de la trilogie à succès de Dmitry Glukhovsky. Normal, car l’auteur de « Métro 2033 » a voulu que son idée devienne une franchise : d’autres romans russes sont parus (ceux d’Andreï Dyakov, qu’on peut lire en français au Livre de poche), des jeux vidéo ont vu le jour, de même qu’un jeu de rôle. On parle (mais n’est-ce pas toujours le cas ?) d’un film (un projet a avorté, un autre serait sur les rails). Le pari de l’écrivain russe est donc réussi. Et la greffe a repris en France avec une des valeurs sûres de la SF hexagonale, à savoir Pierre Bordage. Cet univers noir, désespéré et quasi mystique, a-t-il supporté le voyage ? A-t-il, à l’instar de certains habitants du métro, lui aussi subi une mutation ?

À ces deux questions, on répondra par l’affirmative. L’auteur français s’est approprié sans complexe l’univers de Dmitry Glukhovsky, mais sans le sanctuariser. Il a repris le principe de base : un reste d’humanité coincée dans le métro (parisien, cette fois), une vie en surface impossible car irradiée, de nouveaux clans avec leurs spécificités. Mais les tunnels ne sont plus aussi inquiétants, aussi vivants que dans la trilogie russe. Ils ont perdu leur dimension mystique, voire métaphysique. Pour y gagner une dimension humaine accrue. Car Pierre Bordage y a inséré ses thèmes, ses préoccupations propres : notamment la capacité de l’être humain à vivre en société.

Dans Rive gauche, on assiste à des conflits d’intérêt entre les différentes statiopées (regroupements de stations), à des luttes pour le pouvoir, à des visions, souvent contradictoires, de la direction à prendre pour le bien commun. Au détriment de l’intérêt de chacun, bien entendu. La politique dans toute sa splendeur, et surtout dans toute sa bassesse, sa mare grouillante de trahisons et de meurtres, de désirs et de compromissions. Mais le propos de Pierre Bordage n’est pas une soupe démagogique et populiste de bas étage. Pas de « tous pourris », loin de là. Car des individus s’élèvent contre ces turpitudes et réclament une démocratie réelle. Afin de permettre à tous de vivre correctement, décemment, sans profiteurs mesquins. Pour se confronter à la réalité, celle qui empêche d’obtenir du pouvoir sans se salir les mains, sans faire des accrocs dans ses principes…

Ce changement semble devoir venir des femmes, tant la plupart des hommes sont confits dans la recherche et la satisfaction de leurs plaisirs les plus vils. Même les religieux, qui en prennent encore pour leur grade ici. Là réside l’une des plus grandes différences avec l’œuvre de Glukhovsky : la présence forte et quasi centrale des femmes. Le monde souterrain, très masculin dans sa version russe, leur laisse la part belle à Paris. Rien d’étonnant venant d’un auteur qui, dès le début, s’est interrogé sur les liens entre hommes et femmes, et n’a pas hésité à donner un rôle principal à la gente féminine dans les cinq volumes de la « Fraternité du Panca ». Ici, certaines sont dirigeantes et font jeu égal en puissance, voire en cruauté, avec leurs homologues masculins. Certaines usent de leurs charmes et de l’attrait qu’elles provoquent inévitablement dans un monde où l’humanité a régressé, parfois aux limites de l’animalité. Certaines enfin tentent de passer du rôle de proie à celui d’individu à part entière. Mais aucune n’est reléguée au rang de potiche, trop fréquent dans certaines franges de la SF.

Passée la surprise du fossé net entre les romans de Glukhovsky et celui de Bordage, on est à nouveau conquis par la finesse d’observation de cet auteur et la richesse de ses personnages, très vite attachants. D’où une impatience toute naturelle et un espoir de parution rapide de Rive droite et Cité, les deux tomes suivants de cette trilogie annoncée.

Nos futurs

Depuis quelques années, la SF est devenue un potentiel réservoir d’idées pour améliorer l’avenir. De manière très officielle, s’entend, puisqu’il existe même des notes d’analyses stratégiques gouvernementales étudiant ses capacités à aider la Nation. Bien entendu, les écrivains du domaine n’ont pas attendu cette prise de conscience institutionnelle pour s’emparer des difficultés environnantes et les décrire, voire les dénoncer – qu’on pense par exemple à J.G. Ballard. Sauf qu’avec la prise de conscience obligée d’une plus grande part de la population, les textes publiés bénéficient d’une résonance accrue. D’où l’anthologie Nos futurs, où des écrivains, en binôme avec un ou plusieurs scientifiques et journalistes, traitent diverses questions environnementales capitales en ce début de xxie siècle menacé par le changement climatique – histoire de sensibiliser davantage encore le lectorat. Chaque équipe a choisi un « objectif de développement durable » (ODD) et un levier sur lequel faire poids afin d’améliorer la situation. On commence par les scientifiques, qui, dans des articles documentés, exposent les problèmes et proposent des solutions. La plupart ont des propos clairs et précis, certains tendant davantage vers le tract, mais tous parlent avec conviction.

Puis, c’est au tour des nouvelles, illustrant les thèmes choisis. Autant le dire d’emblée, toi qui cherches un rayon de lumière et d’espoir, passe ton chemin, tant ces textes présentent un avenir au mieux contraignant, au pire désespéré. Car le but est bien de dénoncer, de faire réagir. D’où un ton souvent alarmiste, d’où une Terre souvent ravagée, d’où des populations souvent décimées. La nature en tant que telle est au centre de cinq nouvelles. L’agriculture pour Raphaël Granier de Cassagnac, dont il vaut mieux avoir lu Thinking Eternity pour saisir la toile de fond de l’histoire, et Claude Ecken, dans un récit riche en détails, un peu trop peut-être, mais touchant et presque positif. Les forêts et les océans servent de levier pour la nouvelle de Sylvie Lainé, qui propose une belle histoire, émouvante, capable en quelques pages de décrire sans artificialité la situation imaginée et exposant des pistes sur l’évolution de notre regard sur l’égalité des sexes. Estelle Faye use du même levier dans un récit assez désespéré, parfois grandiloquent, mais touchant. Enfin, Pierre Bordage fait de même en clôture d’ouvrage : une réserve forestière est le théâtre du passage de l’adolescence à l’âge adulte d’un jeune couple. Attendrissant et plein d’humanité, comme souvent chez cet auteur.

Puis la technologie et ses pseudo-merveilles prennent le relais pour les cinq autres ODD. Pour Laurent Genefort et Chloé Chevalier, le contrôle passe par une I.A. capable d’enregistrer nos actions et de les comptabiliser. Usage des ressources, tri, déplacement, logement : tout est contrôlé et catalogué. Les libertés individuelles disparaissent au profit du bien collectif et du maintien d’une société proche de celle que nous connaissons. Catherine Dufour, Jeanne A-Debats (dans la plus longue nouvelle du recueil – trop longue, d’ailleurs) et Jean-Marc Ligny pensent qu’il est trop tard. Notre mode de vie est condamné et les enfants de nos enfants vivront dans un monde proche des univers post-apocalyptiques bien connus des amateurs du genre : ville submergée en partie, groupes humains répartis dans des grottes ou errant à travers des pays emplis de zones polluées. Des récits efficaces pour un bien triste panorama.

Nos futurs aurait pu s’appeler no future, car si les scientifiques tentent, en partant des données actuelles, de trouver des portes de sortie acceptables, les auteur(e)s vont directement dans le dur et nous offrent des visions pour le moins angoissantes de ce qui nous attend – c’est là la principale limite du présent exercice. Nous reste à espérer que l’humanité réagira assez vite pour nous épargner ça.

Écarlate

Massacre atroce à Providence, en 1931, dans un théâtre : les acteurs de l’adaptation de La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne ont tous été tués et leurs corps, torturés, disposés selon une géométrie bien précise. Thomas Jefferson, membre du B.O.I. (ancien nom du F.B.I.), et son équipe (une ancienne détective énergique et un chauffeur polyvalent) prennent en main l’enquête, sur ordre direct de Hoover. Le meurtre est-il politique, comme semble le prouver la fuite du gardien, un anarchiste italien au physique de brute ? Rapidement, Jefferson découvre des incohérences. L’enquête s’annonce aussi tortueuse que dangereuse. Sous un soleil de plomb, les protagonistes devront rivaliser de finesse, mais aussi risquer leur vie et leur santé mentale.

Philippe Auribeau, venu du jeu de rôles (dont L’Appel de Cthulhu, sur la traduction duquel il a travaillé et imaginé des scénarios), propose ici son deuxième roman (après L’Héritage de Richelieu, qui prolongeait la trilogie des « Lames du cardinal » de Pierre Pevel). Avec Écarlate, l’auteur nous offre un récit policier mâtiné de fantastique à la sauce Lovecraft (d’ailleurs, une surprise attend les thuriféraires du maître). Dès les premières images, l’horreur est là, avec la scène de crime. Digne d’une ouverture de partie de JdR. Mais elle disparaît rapidement, au profit d’une enquête riche – trop, peut-être. Car Auribeau, très documenté sur l’Amérique des années 30, promène son monde avec délectation. Or il est vrai qu’à sa suite, on a l’impression de voyager dans le temps. Au prix de la fluidité du récit. Les péripéties se suivent, sans lien apparent parfois. Les enquêteurs patinent, avec un certain réalisme, soit, mais le lecteur rame avec les personnages et finit par se demander où tout cela conduit. D’autant que nous suivons, à tour de rôle, les trois protagonistes qui ont la fâcheuse habitude de se séparer sans cesse. D’où un sentiment d’éparpillement, sensible dans le ventre mou du roman ; on s’accroche comme on peut dans une ambiance angoissante et poisseuse.

Et l’on croise quelques personnages historiques, autant de guest-stars convoquées non sans un certain naturel, il faut le souligner. D’ailleurs, par cette capacité à se fondre dans les histoires d’autres, à faire vivre de tels invités, l’auteur se rapproche un peu de René Sussan, alias Reouven. À ceci près que Philippe Auribeau manque encore de fluidité dans le style et dans la construction du récit pour égaler le maître. Demeure une lecture plaisante, certes, mais parfois aussi frustrante, tant on était en droit d’espérer davantage. Un jour, peut-être…

Vigilance

La violence et le spectacle, telles sont les valeurs fondamentales de l’Amérique : elles ont fait d’elle une grande puissance mais la conduisent également à sa perte. Le spectacle de la violence ne se résume pas à sa culture populaire largement exportée à travers le monde, mais aux informations télévisées où des tueurs en série, des désaxés, des révoltés et des désespérés, massacrent à grande échelle autour d’eux. Le déclin de l’Amérique vieillissante, qui voit partir ses forces vives à l’étranger, se racornit autour de ce noyau identitaire. À présent, elle se repaît de ces drames en les organisant, de manière contrôlée, sous forme de jeux télévisés. La recette très simple reprend ce que tous regardent « tout le temps à la télévision : un méchant, un héros, puis de la violence qui résout le problème. »

Oubliez Le Prix du danger imaginé par Robert Sheckley, qui est aussi éloigné de ce divertissement que les courses de vachettes le sont de la téléréalité. Désormais, la population des villes ayant passé contrat devient de fait participante d’émissions où les candidats assassins déferlent sur un quartier ou un lieu très fréquenté. Il n’y a pas, le plus souvent, de victime sacrificielle : les gens ont envie de se battre. Chaque intervenant, forces de l’ordre comprises, peut empocher une partie des recettes publicitaires en s’illustrant durant le massacre.

Loin du thriller d’action qu’on peut imaginer, le récit suit John Mc Dean, concepteur du jeu VigilanceTM pour ONT, acronyme de Our Nation’s Truth, tandis qu’il passe en revue ses troupes avant une nouvelle émission, et, à l’autre bout du spectre, une barmaid servant les clients massés devant l’écran télé. Les deux pôles favorisent l’exploration de l’arrière-plan sociopolitique ainsi que la logistique nécessaire à l’organisation et à l’obtention d’images. Ces jeux du cirque où l’arène se prolonge jusqu’aux gradins ne seraient pas possibles sans la technologie actuelle de drones, le travail des IA, les algorithmes omniprésents évaluant l’impact, la pertinence de l’attaque et le profil psychologique du public. À travers cette minutieuse mise en place, Robert Jackson Bennett se penche moins sur les moyens qu’il n’analyse les causes.

Celles-ci ne se limitent pas à la confiscation du leadership par la Chine, désormais première innovatrice en matière de technologie, de solutions environnementales et de conquête spatiale, mais par ce qui fait l’essence même de la nation, à savoir la peur originelle, primitive, d’où découle tout le reste : la paranoïa entraînant la vigilance, laquelle fait de l’auto-défense une vertu. Il n’est pas étonnant, du coup, que le pays construise une mythologie de la violence érigée en spectacle. En elle-même, l’émission est une caricature des maux des États-Unis. Ce mythe est bien sûr mensonger : en témoignent les trucages numériques et manipulations de l’information destinés à arranger la vérité. Comme le nom de la chaîne, le terme même de téléréalité confirme la dissipation de la frontière entre la surenchère médiatique et l’illusion du réel, où le phénomène d’indétermination joue à fond. Le changement de paradigme est aussi dans le fait que l’observateur est désormais indissociable du phénomène. Bennett pousse même le curseur plus loin dans son apocalyptique et ironique conclusion : le monde entier intervient dans cette macabre farce de l’arroseur arrosé.

Le récit, carré, est implacable. Sa narration d’apparence simpliste n’empêche pas la finesse et la subtilité dans les détails. « L’Amérique est morte, John (…) Elle l’est depuis longtemps. Vous l’avez étouffée dans son lit, après quoi vous avez essayé de maquiller son cadavre pour qu’elle ait l’air vivante. » Qu’en reste-t-il ? Le constat de Robert Jackson Bennett est sans appel. Il mérite un score à quatre grenades.

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