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Dragon

Dans Dragon, le cœur des ténèbres ne se situe pas tant au fond de la forêt qu’au détour d’une rue crasseuse de la jungle urbaine…

À Bangkok, transformé par la montée des eaux, sévit une forme particulière de maladie tropicale : la maladie de l’amour dégénéré, abject, qui pousse certains visiteurs occidentaux, ainsi que des autochtones, à posséder charnellement des petits enfants. Au-delà de la prostitution des mineurs, la facilité d’accès au sexe tarifée reste un argument touristique majeur, un produit d’appel pour un pays tout juste sorti d’une forte période d’instabilité politique qui a cruellement besoin de devises étrangères pour relancer son économie. C’est donc tout un pan interlope de la société qui prospère avec ce trafic, dans lequel baignent certes quelques ordures finies, mais aussi une faune tristement ordinaire sous le regard plus ou moins complaisant des autorités. Jusqu’à ce qu’un grain de sable vienne gripper la machine bien huilée du vice : une fusillade éclate dans un boxon temporaire, laissant personnel et clients pédophiles sur le carreau. Le tireur a signé son geste d’une carte siglée d’un dragon tribal. L’enquête est confiée à Tannhäuser Ruedpokanon, qui, sans connaître le milieu, en est familier. Les ordres du chef de la police sont transparents : tout doit être mis en œuvre pour neutraliser rapidement ce serial killer en puissance avant que l’affaire ne s’ébruite et que les médias s’en emparent, au risque de tarir la manne que représente le tourisme…

À ce point-là, le déroulement de l’enquête, non seulement perd le nord, mais casse la boussole. Une telle perdition, qui reflète celle des protagonistes, est voulue. Elle est le sésame d’un récit labyrinthique, à la structure décousue, qui n’a de cesse de brouiller les pistes autour des figures du bien et du mal. Au lecteur de mettre les pièces à la bonne place pour reconstituer le puzzle et lui trouver un sens. Outre qu’il est plutôt ludique, ce désordre organisé participe d’une méthode qui consiste précisément à nous faire mieux accepter les ficelles, les déséquilibres et les raccourcis parfois abrupts d’un texte auquel on ne peut en définitive assigner aucun genre – polar, anticipation, fantastique ou encore fable – ou qui relève de tous. À l’image de son couple d’antihéros, l’enquêteur et le bourreau, le pédé et le pédophile, que des failles intimes et des désirs informulés poussent à rechercher, dans l’obscurité d’une grotte, qui un idéal (mais lequel ?), qui la rédemption. Des vengeurs, probablement. Des humains, pas si sûr…

Le livre est le fruit d’une relation très forte nouée entre Thomas Day et le continent asiatique. Ce rapport privilégié, nourri par les expériences de la vie, confère à sa plume, quand elle évoque cette région du monde, une qualité immédiatement immersive. Toujours incisive, voire brutale, mais en même temps moins provocatrice et plus clinique, elle adopte par moments – lorsqu’il aborde les questions du désir sexuel pour les enfants, de la puissance des pulsions, du transhumanisme, de la corruption morale et matérielle, du droit à la justice ou à se faire justice – une distance quasi-documentaire à la crudité insoutenable. Thomas Day a mûri, s’est assagi mais n’a rien perdu de sa capacité d’évocation. Porté par une saine révolte, il livre avec ce texte intense, organique, poisseux, une de ses descentes aux enfers les plus abouties.

Sept secondes pour devenir un aigle

Sept secondes pour devenir un aigle interroge le rapport de l’homme à la nature et son impact sur elle, à la fois en tant qu’individu responsable et comme membre de l’espèce humaine. Pourtant, malgré un constat très noir, une pointe d’espoir subsiste souvent dans les nouvelles au sommaire.

Le recueil s’ouvre sur « Mariposa », un récit à plusieurs voix, et sur plusieurs époques, autour d’une île isolée du Pacifique. Elle pourrait accueillir la tombe de Magellan échoué en 1520. Elle a été le théâtre d’affrontement entre Japonais et Américains pendant la Seconde Guerre mondiale. De nos jours, ses secrets et la particularité de ses arbres à papillon attirent les convoitises. Trois narrations différentes permettent de lever peu à peu le mystère, non sans oublier qu’une dette contractée auprès de dame nature doit être remboursée. Dans « Sept secondes pour devenir un aigle », Leo fait la connaissance de son père, Johnny la Vérole, un Sioux radical et expéditif parti en guerre contre les compagnies qui exploitent les richesses du sol, défigurent la terre sans vergogne et tentent d’acculturer de force les peuples autochtones. Johnny, incarnation d’un monde moribond, est habité d’une rage intransigeante. Son engagement extrême teinté de mysticisme lui confère une force indomptable qu’il tente de transmettre, en partie, à son fils. « Éthologie du tigre » entremêle la légende d’une tigresse mangeuse d’hommes et l’enquête d’un homme défiguré par l’attaque d’un de ces félins en voie de disparition. Depuis cette rencontre avec le fauve, Shepard milite activement pour la préservation de ce dernier. Au Cambodge, sur le chantier de construction d’un nouveau complexe hôtelier situé dans un parc national protégé, trois têtes de bébés tigres sont retrouvées parfaitement alignées. Le surnaturel, les fantômes du passé, le tourisme de masse qui asphyxie un pays et un personnage à multiples facettes sont mis en scène avec subtilité et tendresse, même dans la douleur, le sang et la mort. Courte nouvelle, « Shikata ga nai » nous envoie piller la zone contaminée de la centrale nucléaire de Fukushima après le séisme de 2011, avec un trio poly-amoureux de stalkers. Pour l’instigateur de la démarche, il y a une opportunité et de l’argent à de faire. « Tjukurpa » se déroule en Australie et mêle réalité virtuelle, recréation des mythes anciens des Aborigènes et éco-terrorisme à petite mais mortifère échelle. Enfin, la novella « Lumière Noire » nous parle de Singularité avec la naissance d’une IA tyrannique bien décidée à sauver la planète et ses habitants, même si ces derniers, quelque peu décimés et bien contraints à changer de mode de vie, ont du mal à saisir sa logique salvatrice. Une utopie informatique et post-effondrement marquante.

Chaque texte est doté d’une superbe et pertinente illustration d’Aurélien Police, et le recueil est accompagné d’une postface éclairée de Yannick Rumpala. En six nouvelles – récompensées par le prix du Lundi 2013 et le Grand Prix de l’Imaginaire 2014 –, Thomas Day, aussi incisif que lucide, souligne l’urgence d’une remise en question pour penser l’après. Il serait temps de nous réveiller, le point de non-retour n’est plus très loin.

Du sel sous les paupières

Du sel sous les paupières occupe une place particulière dans l’œuvre de Thomas Day. Il est difficile, à la lecture de cette uchronie steampunk virant fantasy mythologique, d’oublier sa dédicace à Judicaël, le fils aîné de l’auteur. C’est son livre. Le texte se divise en trois parties qui sont aussi trois mondes : Saint-Malo, Guernesey, le Sidh.

Saint-Malo, 1922. La Grande Guerre s’est achevée il y a seulement un an et a couvert l’Europe d’une brume persistante. Fidèle à son habitude, Thomas Day a la géographie précise, la plume au plus proche du sujet, et ses descriptions immergent le lecteur dans l’époque et le lieu. Judicaël a seize ans et vit avec son grand-père dans la coque d’un bateau retourné. Il vend quelques journaux, ce qui sert de couverture à ses rapines. C’est sous son regard que la ville se découvre et prend vie. Puis il croise Mädchen, s’émeut, avant que la jeune fille ne disparaisse mystérieusement, alors que rôde dans les faubourgs l’effrayant Rémouleur. Comme souvent chez l’auteur, les monstres ne sont pas ceux qu’on nous dit, et le monde des hommes montre plus d’ombres que la nuit. Le danger de l’époque se trouve dans la folie des hommes et ses jeux avec les lois de la nature. Dans la tradition steampunk et dérivés, l’auteur accélère l’Histoire et les découvertes scientifiques. Le monde se transforme et l’horizon s’assombrit. Un mal profond couve, Mädchen en est victime. Pour la garder, Judicaël devra se tourner vers ailleurs, tel un Orphée moderne allant de Saint-Malo à Guernesey, puis de Guernesey au Sidh, l’autre monde celtique. C’est un roman d’apprentissage pour Judicaël, qui grandit au cours des aventures que son auteur lui impose, tout en prenant soin de préserver la figure et le charme du héros. Amitié, amour et courage sont les vertus professées dans ce conte habité d’enfants perdus, de scientifiques fous, de militaires sans scrupule et de créatures fantastiques.

Clins d’œil au lecteur adulte, Thomas Day use avec malice de nombreuses figures historiques, que l’on reconnaitra aisément même quand ils se cachent derrière du Moncolonel ou de l’ogre de Guernesey. Il multiplie les références, s’en joue avec un tendre irrespect, et l’on rit franchement. Il sait aussi rendre le propos grave, notamment lorsqu’il mêle au récit – de manière parfois un peu trop artificielle – l’IRA dans sa lutte pour une Irlande libérée, faisant appel, là encore, à des figures historiques. L’ouvrage montre ici ses limites. Le fil directeur de la quête de Judicaël ne fait pas oublier la construction du texte, et les discontinuités font apparaitre le lien des coutures.

Mais nous n’oublierons pas la dédicace, et l’on s’en rappellera le long de certaines pages très touchantes, presque impudiques, pour le lecteur extérieur qui lit la déclaration d’amour d’un père à son fils. Le roman a obtenu le Grand Prix de l’Imaginaire 2013.

Women in Chains

Women in chains propose cinq nouvelles, situées dans cinq pays différents, s’articulant autour d’une constante universelle : les violences faites aux femmes. Leur dimension imaginaire, science-fictive ou fantastique, éclaire, d’une lumière crue et froide, leurs destins brisés avec, le plus souvent, la mort au bout du chemin ou, plus rarement, le mince espoir d’une vie meilleure. Un tour du monde des horreurs et de la noirceur de l’âme humaine introduit par Catherine Dufour dans une préface percutante intitulée « Guide du queutard, guide du désespoir ». Direction Juárez au Mexique et ses centaines, si ce n’est plus, de disparues, anonymes, que personne ne recherche pour « La Ville féminicide » — le titre, explicite, ne ment pas. La ville y est dépeinte par le prisme de la violence, celle du principal protagoniste s’ajoutant à celle des cartels et des proxénètes. La vie d’une femme n’y vaut pas grand-chose. Basé sur une réalité, ce premier texte agit comme un électrochoc brutal et implacable. Dans « Eros-center », la violence, plus subtile, tient à la fois à la condition de Joy / Félicité, prostituée camerounaise qui enchaîne les passes dans une maison close de Francfort en rêvant de devenir styliste – métier pour lequel elle est douée –, et au pouvoir qu’a sur elle son proxénète et marabout M. André. Un jeune immigré turc, idéaliste amoureux fou, décide de la sauver. La construction, non chronologique, peut paraître artificielle, mais la description presque clinique de la cérémonie d’envoûtement et le réalisme sordide mis en lumière ici marquent les esprits. « Tu ne laisseras point vivre » met en scène Cassandra, exilée volontaire au Groenland pour conjurer une malédiction familiale, capable de voir l’avenir, y compris sa propre mort, à chaque orgasme. Gare à celle qui voudrait vivre sa vie comme elle l’entend. La justice divine ou plutôt l’intolérance humaine, expéditive, y mettra fin. « Nous sommes les violeurs » est un recueil de témoignages, fictifs mais très réalistes, et absolument glaçants, d’une bande de mercenaires chargés d’éradiquer la culture du pavot. Aux armes traditionnelles que sont les drones chargés de poisons et les armes à feux s’ajoutent les viols et une argumentation visant à les légitimer. Cette nouvelle est probablement la plus dérangeante du recueil, en partie parce que les violeurs ont négocié une immunité totale. Le dernier texte, « Poings de suture », nous ramène en France, où le combat de boxe par robots interposé permettra à une femme battue de se libérer totalement et de se reconstruire. Une manière de terminer ce court recueil sur une note optimiste. Ici, la violence symbolique se fait catharsis.

Women in chains est une dissection précise et minutieuse, rude et acérée, portée par une plume mordante, des trop nombreuses ignominies faites aux femmes. Si la fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et s’en dire innocent, alors nul doute que Thomas Day peut se prévaloir de cette qualité. Cette « petite pentalogie des violences faites aux femmes » est une lecture dont on ne sort pas indemne.

This Is Not America

Ce n’est pas l’Amérique mais c’est Thomas Day, il n’y a aucun doute à ce sujet. Le court recueil This is not America regroupe trois nouvelles proposant un regard désaxé sur des figures classiques de la culture américaine, historique ou pop, dans des versions proprement hallucinées. Il y a clairement un côté Quentin Tarantino un soir de repoudrage de narine là-dedans. Ouvrons le bal des déjantés avec Cochrane, De Vries et Frenkel. Ces trois-là sont en cavale à travers le Texas car ils viennent de faire sauter le crâne de JFK à Dallas. Nous sommes le 22 novembre 1963 et la nouvelle s’appelle « Cette année-là l’hiver commença le 22 novembre ». L’assassinat le plus célèbre de l’Histoire, la théorie du complot, cette Amérique là nous est familière. Ce qui l’est moins, c’est que les trois gusses ont œuvré, persuadés de défendre le monde d’une invasion alien. JFK aurait été le réceptacle d’un méningéophage, une entité biologique extraterrestre squattant le cerveau de son hôte pour prendre sa personnalité. D’ailleurs, on le voit très bien lors du tir fatal quand… enfin, passons sur les détails sordides. Entre JFK et la zone 51, Thomas Day détourne les icônes pour livrer au lecteur un récit haletant de bout en bout qui joue sur un joyeux renversement de perspective.

Les choses se compliquent avec « American Drug Trip ». À peine entré dans ce texte, on se sent l’envie d’appeler son avocat et de plaider coupable d’abus de substances illicites. Le texte a un but et un seul : nous expliquer comment on peut se retrouver assis au bord du monde à raconter à un ours armé et peu compatissant pourquoi on trimballe un crocodile dans le coffre d’un break Rocco Siffredi’s Motors. L’esprit humain n’est naturellement pas équipé pour suivre les méandres de ce scénario improbable mais drôle et bourré de clins d’œil. C’est un peu comme si Butch Coolidge avait tapé dans la réserve personnelle de Marsellus Wallace et trébuché sur l’interstice entre les univers parallèles. Non, attendez… c’est exactement ça !

Plus décevante, « Éloge du sacrifice » montre le président américain coincé à bord d’Air Force One en compagnie d’extraterrestres et forcé à revivre les morts de héros de l’humanité. Et il meurt et remeurt. Pour séduisante qu’elle soit, l’idée de départ n’aboutit pas au feu d’artifice espéré. Ou alors la cure de désintoxication nécessaire suite à la nouvelle précédente nous aura trop assagi.

La lecture de This is not America n’a rien d’indispensable mais offre un petit moment de plaisir coupable et amusant, dont il serait dommage de se passer – pour peu qu’on parvienne à mettre la main sur ce petit bouquin désormais introuvable.

La Maison aux fenêtres de papier

La Maison aux fenêtres de papier nous envoie une nouvelle fois dans l’Asie si chère à son auteur. Ici, la destination choisie est le Japon, héritier des croyances très anciennes, quoique bouleversé par la Seconde Guerre mondiale et les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. Ces deux événements ont donné naissance aux protagonistes de ce roman : les démons Nagasaki Oni et Hiroshima Oni, immenses par leur taille et d’une force impressionnante. Ces atouts, ainsi que leur violence innée liée aux circonstances de leur naissance, vont les aider à accéder au rang de puissants chefs de clans yakuzas. Et comme, bien sûr, tout est affaire de pouvoir parmi les yakuzas, les deux démons n’ont de cesse de s’affronter, même si les rapports de force sont assez équilibrés. Toutefois, Nagasaki Oni a dans sa manche l’atout Sadako, sa maîtresse, une femme-panthère qu’il a élevée depuis qu’il l’a recueillie dans le but d’en faire une tueuse hors pair – un atout qui pourrait bien faire pencher la balance en sa faveur…

Dès la page de titre, qui annonce ce livre comme un hommage à Fukasaku Kinji, Takashi Miike et Quentin Tarantino, on se doute que le roman va faire dans le violent et l’outrancier. On ne présente plus le cinéma ultra-référentiel de QT. Fukasaku est quant à lui célèbre pour avoir donné, dans les années 70, ses lettres de noblesse au jitsuroku eiga, film de yakusas, forcément furieux, et régi par un code d’honneur très strict. Enfin, le très prolifique Takashi Miike est également connu pour son ciném extrême, comme Ichi the Killer, Audition, ou son segment de l’anthologie télévisuelle Masters of Horror, jugé trop brutal pour une diffusion sur le petit écran. Et le roman de Day est exactement ça : une violence omniprésente, qu’il s’agisse de combats impressionnants à la chorégraphie aussi stylisée que brutale, ou de violence psychologique, comme les rapports qu’entretiennent Nagasaki Oni et Sadako. Selon la formule consacrée, âmes sensibles s’abstenir. Day assume ce choix, en nous livrant quelques scènes chocs ; les lecteurs rompus à ces styles cinématographiques trouveront l’exercice jouissif, mais on imagine que l’aspect outrancier en aura déstabilisé, voire incommodé d’autres. Au milieu de ce déferlement de violence, on lit quelques échappées poétiques, comme les deux contes qui ouvrent et clôturent l’ouvrage, envoûtants et violents à la fois, contrepoints astucieux au Japon moderne du cœur du roman, et preuves de la dualité des fondements de la société nippone. Un code de l’honneur qui pousse des combattants disposants d’avantages décisifs à ne pas les utiliser contre leur adversaire afin que le combat soit le plus honnête possible.

Roman parmi les plus méconnus de l’auteur, bâti sur un solide travail de documentation, La Maison aux fenêtres de papier s’avère un exercice de style référentiel, sans doute pas le plus original de Thomas Day, mais diablement efficace et très visuel. On devine que l’auteur s’est fait plaisir à sa rédaction, rendant un hommage appuyé à plusieurs maîtres du cinéma d’action tout en s’appropriant un pan de la culture asiatique qui manquait à son œuvre jusqu’alors.

Le Trône d'ébène

Dans son avant-propos, Thomas Day prévient : Le Trône d’ébène ne doit pas être considéré comme un roman historique consacré au fameux roi des Zoulous, mais comme une fantasy mêlant dieux et sorcières à des personnages et événements réels, sans compter les libertés prises avec les structures sociales ou la géographie. Pourtant, dans la double lecture possible qu’il offre, ce roman relève plus d’un récit fantastique à cadre historique, comme Gilgamesh, roi d’Ourouk de Robert Silverberg, que de la fantasy.

L’auteur nous dépeint la geste plus que l’histoire de Chaka, roi des Zoulous. Persuadé d’être l’élu annoncé par une prophétie, l’enfant illégitime du roi de ce qui n’est au début qu’une petite tribu passera de gamin martyr au statut de puissant guerrier, puis de roi, avant de faire de l’empire zoulou une tempête qui changera profondément la géopolitique de l’Afrique australe et fera entrer à jamais son nom dans la légende. Un parcours « À la Conan » sous la profonde influence de deux femmes : une sorcière et sa mère, ainsi que celles des dieux, dont il entend les paroles tel une Jeanne d’Arc africaine. Et la pucelle n’est pas le seul personnage historique / mythique pertinent dans l’analyse que l’on peut faire du Chaka dépeint par Day : l’avant-propos ou le roman cite le roi Arthur (la sagaie Ilembé est fortement réminiscente d’Excalibur), Alexandre le Grand (pour l’aspect conquérant, et une relation à fort parfum d’inceste avec sa mère), sans parler de Napoléon (réorganisation complète de l’armée, impérialisme, militarisme, forte action législatrice), Caligula, voire Vlad l’Empaleur (la cruauté et la tyrannie de Chaka sont sans limites), ou Léonidas de Sparte, sans parler, bien entendu, de Jules César, dont Chaka partagera le sort.

Thomas Day nous offre un roman remarquable, à la fois sur le fond (une dénonciation du militarisme, de l’impérialisme, de la tyrannie, de l’esclavagisme – celui des… Zoulous avant tout –, du viol punitif, de l’utilisation du ventre des femmes pour effacer une nation et en renforcer une autre), mais sans doute surtout sur la forme : de la double grille de lecture possible au souffle épique en passant par le fascinant personnage de Chaka et une écriture qui, si elle n’est pas tout à fait aussi exquise et flamboyante que dans La Voie du sabre, est tout de même absolument admirable, nous obtenons un excellent livre, dont le seul défaut est peut-être sa frustrante brièveté.

L'Automate de Nuremberg

Le début du XIXe siècle est une époque troublée en Europe : dans les décombres de l’épopée napoléonienne, alors que la révolution industrielle commence à donner ses premiers feux en Grande-Bretagne, et alors même que les travaux de Lavoisier viennent à peine d’inscrire la chimie au corpus des sciences dites dures, il reste encore quelques mages prêts à poursuivre les mêmes chimères – alchimiques et vitalistes – que leurs prédécesseurs.

Thomas Day inscrit son Automate de Nuremberg dans ce contexte, en mode uchronique. La retraite de Russie de 1812 a été suivie du siège de Paris puis d’une contre-attaque : l’Empereur parvient à vaincre le Tsar et à lui arracher un traité de paix léonin qui le rend tout à fait maître de l’Europe. L’époque n’est pourtant pas apaisée : l’Europe est exsangue, et pour financer la révolution industrielle naissante, il va falloir aller piller l’Afrique et l’Asie. Les soldats de Bonaparte, après avoir « pacifié » l’Espagne, vont participer à « l’œuvre de civilisation » et entretenir le trafic d’esclaves : l’uchronie de ce court texte n’est donc en aucun cas positive, et semble même désabusée.

Le lecteur appréciera dans cette novella les éléments d’imaginaire qui le connectent à d’anciennes traditions. Le personnage historique de Kaspar Hauser y est présenté comme un nourrisson réanimé par une technique vitaliste ayant altéré son cerveau (et donc, comme un lointain avatar du monstre de Frankenstein) ; l’automate éponyme, Melchior Hauser, n’est au départ que l’une de ces machines joueuses d’échecs dont les cours d’Europe étaient friandes ; le troisième des « frères » Hauser, qui porte quant à lui le nom de Balthazar – le dernier des Rois Mages – est un pur esprit, à conserver dans une bouteille, de peur qu’il ne s’étiole… ou ne s’échappe pour le malheur du monde. Ces trois êtres, qui incarnent chacun l’une des spécificités de l’humanité – le corps, l’esprit et l’âme –, ont des relations conflictuelles qui évoquent bien les dilemmes intérieurs que chacun de nous éprouve tôt ou tard. Dans ce conte cruel où il est question d’une époque révolue avant même d’avoir eu lieu, Thomas Day parle de la condition humaine – que ce soit dans le cadre étroit de l’expérience du présent ou dans celui plus large de l’écosystème social –, et il le fait avec un talent consommé…

La Cité des crânes

Pour son dixième roman, Thomas Day s’attaque à l’autofiction romancée, suivant les traces de Francis Valéry, que son alter ego Gilles Dumay avait publié avec Le Talent assassiné. Ce livre est du reste dédié à Valéry, ainsi que l’éditeur Jacques Chambon, décédé peu de temps auparavant, et Ugo Bellagamba, dont La Cité du soleil trouve ici son contrepoint obscur. Car l’autofiction à la Thomas Day n’est pas un hymne à l’utopie, loin s’en faut. Pourtant, lorsque Thomas Daezzler décide de quitter la France pour la Thaïlande, c’est pour plusieurs raisons : oublier son passé, travailler pour la mystérieuse République Invisible, et trouver l’amour (pas nécessairement dans cet ordre). En guise d’amour, Thomas va vite obtenir un job de videur dans un bordel, tenu par un Américano-Mexicain qui protège les filles en leur offrant des conditions de vie et de travail plus dignes. Thomas va s’intégrer dans cet environnement, au point d’y trouver en partie ce qu’il était venu y chercher. Mais il ne doit pas y oublier son statut d’agent de la République Invisible, qui lui demande de noter tout ce qui se passe localement, comme un agent infiltré et dormant. On ne lui demande pas d’agir, mais de surveiller et communiquer ses informations pour la République, sorte de contre-pouvoir aux États aux motivations un peu trop obscures. Aussi, lorsque son patron lui confie rechercher son frère, disparu mystérieusement alors qu’il était sur la piste de la mythique Cité des Crânes, Thomas ne peut que noter, encore et toujours… mais, cette fois, il sent qu’il doit agir. Et partir lui aussi à la recherche de ce lieu mystérieux, où il espère trouver des réponses à ses questions.

On sait Thomas Day féru de culture asiatique. C’est peu dire que l’Asie de La Cité des crânes n’est pas un décor de pacotille : ici, la moindre odeur nous saute au nez, les décors et personnages, parfois brossés à coups de métaphores, sont criants de vérité… On connaît le talent de l’auteur pour nous immerger dans une autre culture, c’est depuis le début de sa carrière l’une de ses grandes forces. Toutefois, sur l’aspect autofictif, on sera bien en peine de démêler le vrai du faux. L’exercice très impudique de l’autofiction tourne alors au ludique/pudique, car la technique de Day est redoutable : on se dit souvent que, non, il n’a pas pu vivre ça, quand même, et l’auteur choisit alors pile le moment pour nous envoyer une anecdote qui rappelle des aspects plus connus de sa vie. Au bout du compte, peu importe que les événements décrits se soient réellement passés, l’autofiction joue le rôle d’une technique d’écriture qui permet à Day de confronter la Thaïlande du XXIe siècle à des croyances plus anciennes, parfois perçues au travers de drogues, pour aboutir à un kaléidoscope déroutant qui emprunte les mêmes chemins que l’Apocalypse Now de Coppola, l’immersion toujours plus profonde dans une jungle toxique, étouffante et déstabilisante – pour Daezzler comme pour le lecteur, tous deux conviés à un voyage halluciné confinant à l’expérience mystique, mais de celles qui, au lieu de nous ouvrir les portes du paradis, agissent comme un révélateur sur le but que chacun se fixe dans l’existence.

Une plongée en Orient, réaliste et sans concessions, d’une noirceur dont s’extraient quelques moments de grâce.

Le Double Corps du roi

Royaume de Déméter. Le roi Yskander est assassiné par l’ambitieux général Déléthérion, qui lui reproche d’affaiblir la monarchie et pense être l’homme idéal pour la restaurer. Si Déléthérion, qui se proclame Régent, est assisté dans l’exécution de son forfait par les Eizihils, de terrifiants insectoïdes carnassiers, Yskander avait su gagner l’amour et la loyauté d’Égée Seisachtéion, poète et bretteur, qui assiste à l’assassinat et n’aura dès lors de cesse de renverser l’usurpateur et d’installer sur le trône la fille cachée d’Yskander, Eiroénée. Commence alors, pour le poète puis pour ses poursuivants, un voyage vers la Canopée, refuge de la jeune fille et société utopique qui tente de vivre en harmonie avec la Nature. Un voyage qui transformera le monde.

Le Double corps du roi s’inspire librement de la théorie des deux corps du roi de Kantorowicz. Le roi, dit l’historien, a deux corps : un corps physique, faillible et mortel, et un corps politique, le corps immortel du royaume. Le roi n’est roi que parce qu’il transcende son enveloppe mortelle pour habiter celle, immortelle, du royaume : « Terre et roi sont un. » Dans le royaume de France, c’est le sacre qui réalisait cette forme particulière de transsubstantiation ; à Déméter, c’est la fusion avec l’Heraklion, l’armure magique de quartz habitée par le souffle divin, qui assure la continuité temporelle du royaume en confrontant chaque roi aux mémoires de tous ceux qui le précédèrent.

Alors, quand Égée s’enfuit avec l’armure et l’apporte à Eiroenée pour qu’elle la revête, il crée une situation qui ne peut se résoudre que dans la guerre, car de son sacre l’usurpateur ne peut être privé s’il veut régner vraiment.

Que reprochaient Déléthérion et son allié, le Pontife Théagénès, à Yskander ? D’avoir commencé à se détourner de la tradition pour réformer le royaume dans le sens d’une plus grande justice. Il le paya de sa vie, l’ambitieux général voulant « restaurer » une monarchie inégalitaire aux allures d’autocratie, et le Pontife rêvant d’installer une oligarchie qu’il pourrait, via l’Église, contrôler – deux glaives, c’est un de trop pour une alliance qui ne pourra durer. C’est donc dans une lutte pour la justice et la liberté, pour une réforme et la sortie d’une tradition sclérosante, que s’engagent Égée et ses alliés. Une lutte qui sera violente comme l’est la société démétérienne, une lutte qui se déportera jusque dans la paisible Canopée.

Le Double corps du roi est une histoire de réunions et de fusions. Après les emprisonnements, les tortures et la guerre, la solution ne peut venir d’une victoire à la Pyrrhus qui assèche autant la techniciste Déméter que la frugale Canopée. Pour triompher, il faudra que deux peuples séparés par le temps se rapprochent – aidés en cela par deux sangs-mêlés –, que la part féminine de l’humanité retrouve sa juste place, que la société de caste démétérienne, fracturée par un système de tripartition, soit refondée sur des bases plus égalitaires, et que les domaines divins même se réunissent enfin. Il faudra pour cela un sacrifice, au sens littéral du terme, c’est à dire un passage au sacré.

Le Double corps du roi est donc un roman de fantasy scientifique passionnant qui mêle théorie politique et action violente, mais aussi amour véritable, dont certains passages rappellent Conan et sa frénésie guerrière ou Elric et ses bretteurs ironiques, et qui, enfin, propose un message d’élévation spirituelle et sociale par une union raisonnée entre la tradition et le mouvement.

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Le dernier Bifrost

Bifrost n° 119
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