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Fées, weeds et guillotine

Marc-Aurèle Abdaloff, détective privé, comme son nom ne l’indique pas, reçoit la visite d’une femme pas exactement fatale mais tout de même remarquable, ne serait-ce que par son accoutrement déclinant dans son entêtement monochrome des nuances pourpres et violacées. Il s’agit de retrouver une femme à partir d’indications aussi minimalistes qu’atypiques : trois portraits, non ressemblants, entre l’enluminure médiévale et la miniature du XVIe siècle, et dont le seul point commun est le sourire étonnamment semblable. Jaspucine Corday semble avoir un vieux compte à régler avec elle, et remet des rubis en guise de rémunération, Marc-Aurèle ayant refusé les assignats qu’elle lui proposait. Parallèlement, Etienne, son ami policier, a sur les bras une affaire atypique, celle d’un enfant retrouvé seul dans un appartement avec trois vieilles femmes enfermées dans des cages de fer et un important stock de diamants dans un saladier. L’action se précipite quand le petit garçon et les vieilles s’échappent et que la cliente de Marc-Aurèle est arrêtée pour détournement de fonds…

L’intrigue se délite toujours davantage à mesure qu’on progresse vers son élucidation. Ses racines remontent à la Révolution et exportent chez les humains un conflit qui perdure depuis des siècles dans le monde des fées, lesquelles n’ont pas la générosité ni le dévouement que leurs prêtent les contes, leur société se révélant par ailleurs aussi hiérarchisée et verrouillée qu’une dystopie à la 1984. Bien que s’estimant largement supérieures aux humains, les fées adoptent à leur égard des comportements de coucous, qui permettent aux rivales du pouvoir d’ourdir un complot que les protagonistes humains vont déjouer, contraints et forcés.

Sur une trame improbable et barrée, où la beuh s’avère une arme efficace contre de redoutables créatures de la nuit, Karim Berrouka brode avec savoir-faire un récit des plus loufoques. Il multiplie les situations farfelues en jouant sur le décalage entre les univers, et fait surtout preuve d’un humour décapant et d’une verve réjouissante. Le récit pastiche les polars hard boiled, cuisinés à la sauce San-Antonio (on trouve d’ailleurs un épique flic obtus mais vaillant qui n’est pas sans rappeler Bérurier), par les situations, certes, mais aussi du fait de son écriture enlevée qui confère tonus et rythme à l’histoire. Vraiment, on aurait tort de bouder son plaisir avec ce roman survitaminé.

Karim Berrouka est en passe de devenir un pilier des éditions ActuSF immédiatement identifiable par sa fantasy parfois sombre, mais surtout par la richesse d’un univers débridé et des délires maîtrisés.

Notre île sombre

Des hordes d’Africains déferlent sur l’Angleterre, migrants démunis mais bien décidés à s’y implanter, quitte à employer la force et déloger les habitants de leur demeure. Face à l’ampleur de l’invasion et à la situation précaire de miséreux affamés fuyant un continent que des radiations rendent désormais inhabitable, les autorités demeurent impuissantes ; les initiatives privées voient des groupes informels organiser leur survie à l’écart des envahisseurs, mais aussi des factions plus intolérantes organiser une résistance active.

La catastrophe est narrée par un père de famille fuyant face à l’avancée des Afrims au lieu de se rallier au comité de défense du quartier. Son errance avec sa femme Isobel et sa fille Sally permet de dresser l’état des lieux d’un pays en proie au chaos : camp d’accueil de réfugiés, nomades organisant leur survie, villes fermées restreignant les accès. Le point de vue est celui d’un anonyme sans conscience politique, qui se laisse porter par les évènements sans jamais s’impliquer, et dont la vie est à l’image de son manque d’envergure. Il n’est plus très attaché à sa femme, qu’il trompait avant l’invasion tout en restant persuadé de l’aimer, mais tient énormément à sa fille. Paradoxalement, son affection grandit lorsque toutes deux sont enlevées par les Afrims et que leur délivrance donne désormais un sens à sa vie. Malgré son égoïste neutralité, il se montre toutefois dénué de racisme et respectueux de la dignité humaine, admettant sur le sol britannique la présence des Noirs qui n’ont plus d’endroit où vivre ; mais ses généreux principes sont mis en balance par la situation qui réclame de sa part un engagement clair et ferme.

Cette foncière irrésolution est renforcée par l’absence d’informations permettant d’avoir une vue d’ensemble claire et stable. Ce qu’il s’est exactement passé sur le continent africain, on ne le saura pas. Le narrateur glane des renseignements sans avoir de certitude quant à leur exactitude ou leur durée de validité. Les données sont délivrées brut de décoffrage, au fil de l’errance, à la façon d’un puzzle qui sollicite la participation du lecteur. Celui-ci est encore désarçonné par l’absence de repères chronologiques : quatre lignes temporelles se déroulent conjointement, celle du narrateur solitaire mêlé à un groupe nomade, celle de son errance en compagnie d’Isobel et Sally, celle de son quotidien précédant l’invasion, enfin une série de souvenirs plus anciens remontant à son enfance, qui achève de bros-ser son portrait psychologique. Les passages d’une époque à une autre ne sont pas signalés par des indications temporelles mais se déduisent du contexte, ce qui favorise l’identification du lecteur avec le narrateur en lui faisant éprouver une désorientation similaire.

La narration classique a ac-coutumé le lecteur à un espace stable et des enjeux clairs. Dans son dernier roman, Les Insulaires, Christopher Priest s’était affranchi de ces codes en racontant l’histoire à partir des lieux plutôt que des personnages. On se rend compte qu’il avait déjà entrepris à ses débuts de briser la linéarité de la narration en bousculant la chronologie.

Car Notre île sombre est la réécriture de son deuxième roman, Le Rat blanc, que l’auteur avait écrit en 1971, dans l’esprit des romans-catastrophes britanniques, à la suite de John Wyndham ou John Christopher. Dans sa préface, Christopher Priest justifie la révision par des comptes-rendus l’ayant alternativement rangé parmi les agitateurs de gauche ou les extrémistes de droite, selon les opinions du critique. C’est pour éviter cette lecture politique qu’il s’est efforcé de gommer toute connotation à charge, tout en améliorant l’écriture au passage, métier oblige. Une lecture simultanée des deux versions montre des modifications très superficielles (bien des phrases restent identiques) qui ne vont pas particulièrement dans le sens de la neutralité, mais dissipent au contraire les ambiguïtés susceptibles de faire du narrateur un intolérant ou un raciste. Les changements minimes n’en radicalisent pas moins les opinions des protagonistes. La critique d’un gouvernement conservateur est plus affirmée et la position très progressiste et humanitaire qu’adopte Priest souligne davantage l’ironie qu’il y a à décrire l’invasion irréversible d’une puissance coloniale.

Ce récit-catastrophe vu par le petit bout de la lorgnette est avant tout illustré par la catastrophe individuelle de cette famille jetée dans la tourmente. Priest a décrit avec beaucoup de subtilité les faiblesses de ses personnages, victimes de décisions politiques qui restent extérieures au récit et que chacun pourra élaborer à sa guise. La première version, rédigée avant l’âge de trente ans, montre les ambitions et le talent littéraires dont l’auteur faisait déjà preuve. Plus de quarante ans plus tard, le roman n’a rien perdu de sa force ni de sa pertinence — il est même d’une actualité plus brûlante que jamais.

Dresseur de fantômes

Valentine est une chasseuse de trésors. Des plus douées, même. Ce qui n’empêche pas le Collectionneur, un de ses employeurs fidèles, de l’empoisonner. Et ce, dès la fin du premier chapitre. Pourquoi ce meurtre ? Théophras l’ignore. Mais la puissance de l’amour qui le reliait à Valentine est grande, si grande qu’il peut encore la voir et dialoguer avec elle. Ou plutôt, avec son fantôme. Il continue donc à parcourir le monde, afin de rapporter des objets rares. Comme la femme qu’il aime (ou aimait — peut-on être amoureux d’une morte, d’un ectoplasme ?), car lui aussi chasse les trésors. Valentine et Théophras s’étaient d’ailleurs rencontrés ainsi, courant après le même objet. Sa réputation a grandi depuis les apparitions de son aimée. Il est devenu le « dresseur de fantômes ». Les gens le craignent, car ils le croient capable de dialoguer avec les morts. Mais une seule chose le préoccupe : retrouver le Collectionneur, cet assassin mystérieux au passé trouble. Et comprendre comment sa vie, leur vie, a basculé.

Cette quête mène l’étrange couple à travers le monde. Un monde bien différent du nôtre suite à quantité de catastrophes climatiques fatales à l’équilibre des sociétés modernes. Les cités flottantes, vastes hymnes au progrès et à la science, se sont vidées de leurs habitants. Les moyens de transport ont connu un recul phénoménal : adieu les avions. On voyage désormais en trains, en bateaux, en dirigeables. Tout prend une tonalité XIXe siècle, légèrement mécanisé, un brin steampunk. L’univers dépeint par Camille Brissot est d’une grande richesse. Une des forces de ce roman, assurément, à l’ambiance mosaïque composée d’une multitude d’éléments piochés à droite à gauche : un peu du Robert Louis Stevenson de L’Ile au trésor ; une troupe de cirques se déplaçant en dirigeables ; un séjour dans le Nouveau monde. Mis bout à bout, tout cela forme un patchwork très convaincant. Mais cet atout se révèle aussi, hélas, une des faiblesses de Dresseur de fantômes. Car tout cela n’est que survolé, ce qui ne surprend guère au regard de la taille (moins de deux cents pages) de ce roman. Est-ce parce que Camille Brissot a écrit jusqu’ici des romans pour la jeunesse, secteur où l’arrière-plan a tendance à être moins développé au profit de l’action ?

Ce point noir n’entache toutefois que peu un récit vif, sans temps mort, dépaysant et en même temps familier. Valentine et Théophras croisent des personnages bien croqués, en particulier le jeune Tom, enfant battu par son père, dont le seul espoir est de s’embarquer sur un navire. Mais aussi le capitaine Grégory Peck (sic), qui veille sur le jeune couple, sans oublier le méchant de l’histoire, bien sûr, le Collectionneur aux sombres mobiles.

Enfin, ce roman interroge, de façon parfois grave mais jamais pesante, sur la force de l’amour : peut-il survivre à la mort ? Eros peut-il vaincre Thanatos ? Un combat maintes fois narré, décrit une fois de plus, mais avec fraîcheur et conviction. Bien que publié dans la collection « La Dentelle du Cygne » plutôt que dans « Le Maedre », et ce sous une couverture proprement hideuse, Dresseur de fantômes se range plutôt dans la catégorie des romans destinés à un assez jeune public. Mais il n’en fait pas moins naître un souhait : que Camille Brissot franchisse le pas, qu’elle n’hésite pas à laisser ses idées s’épanouir et qu’elle continue à enchanter ses lecteurs avec un souffle plus affirmé au sein de récits où ses personnages pourront vivre plus longtemps — et nourrir notre âme d’enfant.

Sumerki

Les temps sont durs pour les traducteurs, à Moscou, de nos jours. Dmitry Alexeïevitch parvient difficilement à joindre les deux bouts. Il est prêt à accepter n’importe quel contrat. Même un texte en espagnol, langue qu’il n’a pas pratiquée depuis ses études. Le traducteur précédent ne donnant pas signe de vie, il se retrouve avec, dans les mains, le deuxième chapitre d’une chronique datant du XVIe siècle : narration du périple d’une troupe espagnole dans de mystérieuses forêts du Yucatán, elle le fascine immédiatement. L’objet de cette expédition fluctue selon les chapitres : un trésor fabuleux, des manuscrits païens à détruire. Mais le danger, lui, est bien réel. Dès les premières pages, des hommes disparaissent ; d’autres meurent, happés par d’étranges forces.

Et ce récit imprègne rapidement la vie de Dmitry Alexeïevitch, déjà décalée, puisqu’il vivait la nuit et dormait le jour, rythme plus adapté, selon lui, à son travail. Les événements de la chronique trouvent écho dans le quotidien du narrateur. Le climat moite du Yucatán s’insinue dans les rues de Moscou couvertes de neige. N’est-ce qu’une illusion due à la fatigue ? Et qu’est-il arrivé au prédécesseur de Dmitry Alexeïevitch ? Et surtout, pourquoi l’employé de l’agence de traduction finit-il assassiné, laissant derrière lui une vraie mare de sang ?

Les lecteurs de Metro 2033 et Metro 2034 seront peut-être déstabilisés par cet ouvrage, écrit entre les deux volets de ce diptyque à succès. Toujours attaché à cette ville de Moscou qu’il décrit, en filigrane, dans chacun de ses livres, Dmitry Glukhovsky passe de la science-fiction au fantastique teinté d’ésotérisme. Des tunnels du métro, il glisse vers les méandres de l’esprit, les mailles de la peur et de l’angoisse, les frontières du surnaturel. Au fil des pages, il tente d’instiller le malaise et le doute dans l’esprit de son lecteur. Son personnage principal (qui, d’ailleurs, porte le prénom de l’auteur et réside dans sa ville) est le narrateur : nous sommes dans la tête du héros, nous voyons le monde à travers ses yeux. Ce qui lui arrive se produit-il vraiment ? Ne sombre-t-il pas plutôt dans la folie ? De nombreux monologues le montrent en train d’essayer de comprendre ces bouleversements. Il tente, de manière apparemment rationnelle, d’analyser l’irruption d’un passé depuis longtemps disparu dans son existence.

Et pas seulement dans la sienne. Car le monde lui aussi semble se diriger vers une catastrophe. La fin de l’univers prévue par les Mayas (encore et toujours !) ? Les suites du dérèglement climatique induit par notre mode de vie ? En attendant, les ouragans, les séismes se multiplient, faisant des milliers de victimes. Les savants restent sans réponse devant ces destructions. Et Dmitry Alexeïevitch se retrouve au centre d’un maelstrom destructeur, en quête de réponses. Suivi par un lecteur un peu las devant la énième introspection du narrateur, mais néanmoins avide de découvrir le fin mot de cette histoire — il ne sera pas déçu ; les tergiversations du traducteur moscovite, qui auraient mérité un léger coup de rabot, finissent par mener au bout du tunnel.

Au final, même si le roman n’échappe pas à certaines longueurs typiques de l’élève appliqué, Sumerki est une incursion plutôt réussie de Dmitry Glukhovsky dans un genre peut-être un peu moins balisé que sa série à succès.

Les Derniers Jours du Paradis

Rentrée littéraire chargée pour l’auteur de Spin, puisque ce n’est pas un, mais bien deux livres que nous proposent les éditeurs français en ce mois de septembre, à savoir Les Perséides, recueil lorgnant vers le fix-up publié au Bélial’, et Les Derniers jours du paradis, roman qui va nous occuper plus précisément ici (le lecteur gourmand patientera jusqu’à notre prochaine livraison pour un avis détaillé dans nos colonnes sur Les Perséides,).

Seizième roman de Robert Charles Wilson, Les Derniers jours du paradis marquent l’après-trilogie « Spin » pour l’auteur canadien, trois romans (Spin, Axis, Vortex) qui l’ont installé comme une figure « bankable » de la SF mondiale contemporaine, et lui ont valu son premier, et à ce jour unique, prix Hugo. Un retour, aussi, vers les fondamentaux, cette bonne vieille SF paranoïaque post-Seconde Guerre mondiale accouchée de la guerre froide à laquelle nous devons quelques morceaux de bravoure mémorables du style Le Village des damnés ou L’Invasion des profanateurs. Bref, Wilson s’amuse à nous faire peur, se plaçant de façon assumée sous le haut patronage de Wyndham et Finney, poussant le clin d’œil jusqu’à évoquer le premier des deux nommément.

L’histoire ? De nos jours. L’humanité vit en paix. Vraiment. Pas de Seconde Guerre mondiale, de conflit israélo-palestinien et autre guerre du Vietnam. Une paix longue d’un siècle dans un monde qui, de fait, n’est pas tout à fait le nôtre (plus tranquille, plus calme, presque en stase, et bien sûr technologiquement en retard, les conflits étant sources de bonds technologiques). Pourquoi cette paix ? Grâce à, ou plutôt à cause de, l’Hypercolonie, mystérieuse entité extraterrestre parasite logée dans la radiosphère qui semble avoir subtilement pris en main le destin du monde à l’insu des hommes. Mais pas de la Correspondant Society, des résistants vivant dans la terreur et luttant contre un adversaire intangible et néanmoins mortel qui n’hésite pas à recourir à des simulacres humains implacables… Faut-il vivre en paix sous le joug d’une entité étrangère au dessein insaisissable plutôt que libre, quitte à ce que le prix de cette liberté soit l’expression de la barbarie humaine ? Les membres de la Society ont choisi. Et ils pourraient bien se découvrir un allié pour le moins inattendu…

Les Derniers jours du paradis est un Wilson mineur. Mais plaisant. Mais mineur. Entre uchronie et SF paranoïaque, entre mouvement (le livre est une road story quasi permanente) et immobilisme (le monde en stase, manière d’années 60 perpétuelles non dénuées d’une certaine nostalgie), entre enjeux cosmiques (la Terre n’est qu’une étape pour l’Hypercolonie) et traitement intimiste (un trope chez l’auteur, doublé d’un autre : les choses vues par les yeux des enfants), Wilson déroule sans forcer, sûr de son métier, et nous livre une histoire maîtrisée de bout en bout. C’est déjà beaucoup, bien sûr, mais avec Wilson, on est en droit d’attendre davantage. Et c’est bien ce qu’on fait, après avoir avalé ce joli morceau de SF hommage référencée, on attend. The Affinities, sortie prévue en avril 2015 en VO, qui prendra pour cadre notre futur proche et abordera le thème des réseaux sociaux. Gageons que l’ambition ne sera pas la même…

Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater

[Critique commune à Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater et Le Petit Déjeuner des champions.]

« Je trouve cruel qu’un gouvernement puisse laisser un bébé naître propriétaire d’une grosse partie du pays, tel que moi je suis né, et laisser un autre naître propriétaire de rien du tout. »

Telle est l’idée maîtresse de Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater. Cette fable, douce et dingue, raconte l’histoire d’une incroyable somme d’argent : 87.472.033,61 dollars. Ce capital, colossal en 1964, fructifie depuis 1947 par les soins de la fondation Rosewater créée par la famille pour échapper au fisc et « autres prédateurs dont le nom n’était pas Rosewater ». La présidence de la fondation se transmet selon des règles monarchiques et permet au titulaire de toucher un salaire journalier de 10.000 dollars, ce qui reste colossal en 2014.

« Ne vous suicidez pas. Appelez la Fondation Rosewater. »

Eliot Rosewater, président de la fondation en 1964, pompier dans l’âme et alcoolique notoire, décide de profiter de cette situation pour aider ses semblables. Il s’installe dans les locaux de la fondation, y vit dans le plus grand dénuement en surveillant les deux lignes téléphoniques de son bureau : une pour être averti des incendies, une pour recevoir les appels à l’aide de ses concitoyens. Mais qui l’aidera à échapper au plan de Norman Mushari, avocat véreux décidé à capter tout ce qu’il peut de la fortune des Rosewater ? Kilgore Trout, prolifique auteur de science-fiction inconnu du public, saura-il lui donner les bons conseils ?

Souvent drôle, toujours tendre, Kurt Vonnegut cabotine sans retenue tout au long de ce délicieux conte moral qui ne manque jamais de lucidité et ferait bien d’être attentivement relu par les milliardaires du XXIe siècle.

Vonnegut utilise aussi très bien l’idée de continuité conceptuelle développée ailleurs par Frank Zappa : nombre de ses personnages se retrouvent d’un roman à l’autre. Kilgore Trout traverse quatre autres romans de Vonnegut, dont Abattoir 5 et Le Petit déjeuner des champions.

« Et l’écriture de ce récit est réalisée par une machine de viande en collaboration avec une machine faite de métal et de plastique. »

Le Petit déjeuner des champions retrace l’histoire menant à la rencontre dévastatrice et salutaire de trois émanations de Kurt Vonnegut. Dwayne Hoover, patron d’une concession Pontiac, perd lentement la tête en se noyant dans sa routine de gros propriétaire veuf à Midland City. Kilgore Trout, dont la centaine de romans de science-fiction a été caviardée de pornographie pour être diffusée en sex-shop, est invité par son seul admirateur (un certain… Eliot Rosewater) au Festival d’Art de Midland City. Le narrateur, Philboyd Studge, raconte le cheminement de ces deux zèbres comme s’il s’adressait à des extraterrestres, avec plein de petits dessins facilitant la compréhension des drôles de choses que l’on trouve sur la Terre. Le final, annoncé dès le début du récit, sera bien plus explosif que prévu.

Plus grinçant que Dieu vous bénisse..., Le Petit déjeuner des champions, paru en 1973, est un roman touffu qui tire dans tous les sens. Vonnegut persiste à y dénoncer les aberrations de la société américaine fondée sur l’exploitation de l’homme par l’homme tout comme sur un certain culte de la jouissance instantanée et de l’ignorance décomplexée. Il ne fait aucun doute que ces notions toucheront les Européens de 2014 à un endroit douloureux. Les huit années qui séparent les deux ouvrages furent riches en agitation et en bouleversements, mais Vonnegut s’attaque plus aux racines du mal qu’à des événements historiques qui ne changent pas vraiment la nature du problème : l’égoïsme et le manque de bonté dans le cœur humain.

Après une analyse attentive et documentée, il est évident qu’une nouvelle traduction de ces deux bijoux de la littérature américaine s’imposait. Les versions proposées par Gallmeister sont dans l’ensemble très fidèles. Cependant, comment résister à l’envie d’épingler M. Tonnerre, dont une relecture plus attentive de Dieu vous bénisse... lui aurait permis de détecter l’odieuse erreur de la page 88 (où les poils sont la différence entre la pornographie et l’art, pas entre la pornographie et la loi !), et surtout de remédier aux libertés prises sur la ponctuation et la mise en forme du texte (suppression des parenthèses, mélange incident des styles direct et indirect) qui ont pour effet d’embrouiller le phrasé pourtant limpide de Vonnegut.

Que cela ne décourage pas le lecteur d’apprécier à juste titre le travail de M. Tonnerre sur ces deux délicieux opus. Et puis, comme on dit : Vonnegut fait du bien ; Vonnegut, c’est le bien.

Dominion

La Seconde Guerre mondiale, du haut de ses soixante-dix ans, demeure un sujet inépuisable pour les (pseudo ?) créateurs de ce début de XXIe siècle. L’Uchronie, de son côté, trône comme une cerise sur le gâteau de l’Imaginaire. L’honnête lecteur, quant à lui, a frémi avec le Fatherland de Robert Harris, ri avec Le Faiseur d’histoire de Stephen Fry, et douté de la réalité avec Le Maître du Haut-Château de Philip K. Dick.

C. J. Sansom est, si l’on en croît ses interventions, un honnête lecteur. Il est aussi un auteur reconnu pour ses romans historico-policiers, spécialisé en Henri VIII comme un antiquaire l’est en Voltaire, son lectorat vantant sans condition ses qualités de romancier historique, tant du point de vue du nouage d’intrigue que de celui de la documentation. Admettons donc le fait comme établi.

Etant sujet de Sa Gracieuse Majesté, on ne peut lui reprocher de mal connaître la chanson française et, plus particulièrement, le profond répertoire de notre Michel Sardou national. Erreur. S’il avait entendu ces délicieux vers : « Si les ricains n’étaient pas là / Vous seriez tous en Germany / A parler de je ne sais quoi / A saluer je ne sais qui », C. J. Sansom aurait pris conscience des écueils vers lesquels il allait voguer en se posant la question : « Et si Churchill n’avait pas été là, où serais-je ? » Pauvre homme. Faire autant de recherches documentaires, s’emballer pour entasser plus de sept cents pages d’un récit qu’on imagine aussi pénible à écrire qu’il l’est à lire, essayer de faire vivre des personnages à la fadeur insoutenable, mêlés à une histoire cousue de fil blanc pour s’apercevoir, en définitive, que le collabo anglais aurait été le jumeau du collabo français et que la résistance n’a pas de nationalité… Si l’enfer est pavé de bonnes intentions, les grandes espérances finissent parfois dans le caniveau.

Le lecteur de Bifrost sera donc éclairé de ne pas céder à sa pulsion première, et compréhensible, d’acheter cette uchronie alléchante mais très décevante. Si toutefois il ne se sentait pas la force de résister, nous lui offrons un résumé intégral en quelques lignes seulement, auquel il serait avisé de repenser avant de passer à la caisse :

ATTENTION SPOILER

 Churchill est écarté du pouvoir, le Royaume-Uni capitule face aux nazis et entame une collaboration institutionnelle. Un fonctionnaire dont le mariage bat de l’aile est enrôlé dans la résistance. Un de ses copains de fac est interné après avoir défenestré son frère qui a aidé au développement de l’arme atomique chez les Américains. Les nazis ne sont pas au courant du projet Manhattan, mais se doutent de quelque chose et souhaitent interroger l’interné. Grâce au fonctionnaire, la résistance arrive à faire sortir l’interné du pays. Le secret est sauf. Grâce à son héroïsme, le fonctionnaire se rabiboche avec sa femme. L’amour est sauf.

FIN DU SPOILER

Voilà, vous savez tout. Vous pouvez maintenant acheter et lire autre chose.

Le Petit Déjeuner des champions

[Critique commune à Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater et Le Petit Déjeuner des champions.]

« Je trouve cruel qu’un gouvernement puisse laisser un bébé naître propriétaire d’une grosse partie du pays, tel que moi je suis né, et laisser un autre naître propriétaire de rien du tout. »

Telle est l’idée maîtresse de Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater. Cette fable, douce et dingue, raconte l’histoire d’une incroyable somme d’argent : 87.472.033,61 dollars. Ce capital, colossal en 1964, fructifie depuis 1947 par les soins de la fondation Rosewater créée par la famille pour échapper au fisc et « autres prédateurs dont le nom n’était pas Rosewater ». La présidence de la fondation se transmet selon des règles monarchiques et permet au titulaire de toucher un salaire journalier de 10.000 dollars, ce qui reste colossal en 2014.

« Ne vous suicidez pas. Appelez la Fondation Rosewater. »

Eliot Rosewater, président de la fondation en 1964, pompier dans l’âme et alcoolique notoire, décide de profiter de cette situation pour aider ses semblables. Il s’installe dans les locaux de la fondation, y vit dans le plus grand dénuement en surveillant les deux lignes téléphoniques de son bureau : une pour être averti des incendies, une pour recevoir les appels à l’aide de ses concitoyens. Mais qui l’aidera à échapper au plan de Norman Mushari, avocat véreux décidé à capter tout ce qu’il peut de la fortune des Rosewater ? Kilgore Trout, prolifique auteur de science-fiction inconnu du public, saura-il lui donner les bons conseils ?

Souvent drôle, toujours tendre, Kurt Vonnegut cabotine sans retenue tout au long de ce délicieux conte moral qui ne manque jamais de lucidité et ferait bien d’être attentivement relu par les milliardaires du XXIe siècle.

Vonnegut utilise aussi très bien l’idée de continuité conceptuelle développée ailleurs par Frank Zappa : nombre de ses personnages se retrouvent d’un roman à l’autre. Kilgore Trout traverse quatre autres romans de Vonnegut, dont Abattoir 5 et Le Petit déjeuner des champions.

« Et l’écriture de ce récit est réalisée par une machine de viande en collaboration avec une machine faite de métal et de plastique. »

Le Petit déjeuner des champions retrace l’histoire menant à la rencontre dévastatrice et salutaire de trois émanations de Kurt Vonnegut. Dwayne Hoover, patron d’une concession Pontiac, perd lentement la tête en se noyant dans sa routine de gros propriétaire veuf à Midland City. Kilgore Trout, dont la centaine de romans de science-fiction a été caviardée de pornographie pour être diffusée en sex-shop, est invité par son seul admirateur (un certain… Eliot Rosewater) au Festival d’Art de Midland City. Le narrateur, Philboyd Studge, raconte le cheminement de ces deux zèbres comme s’il s’adressait à des extraterrestres, avec plein de petits dessins facilitant la compréhension des drôles de choses que l’on trouve sur la Terre. Le final, annoncé dès le début du récit, sera bien plus explosif que prévu.

Plus grinçant que Dieu vous bénisse..., Le Petit déjeuner des champions, paru en 1973, est un roman touffu qui tire dans tous les sens. Vonnegut persiste à y dénoncer les aberrations de la société américaine fondée sur l’exploitation de l’homme par l’homme tout comme sur un certain culte de la jouissance instantanée et de l’ignorance décomplexée. Il ne fait aucun doute que ces notions toucheront les Européens de 2014 à un endroit douloureux. Les huit années qui séparent les deux ouvrages furent riches en agitation et en bouleversements, mais Vonnegut s’attaque plus aux racines du mal qu’à des événements historiques qui ne changent pas vraiment la nature du problème : l’égoïsme et le manque de bonté dans le cœur humain.

Après une analyse attentive et documentée, il est évident qu’une nouvelle traduction de ces deux bijoux de la littérature américaine s’imposait. Les versions proposées par Gallmeister sont dans l’ensemble très fidèles. Cependant, comment résister à l’envie d’épingler M. Tonnerre, dont une relecture plus attentive de Dieu vous bénisse... lui aurait permis de détecter l’odieuse erreur de la page 88 (où les poils sont la différence entre la pornographie et l’art, pas entre la pornographie et la loi !), et surtout de remédier aux libertés prises sur la ponctuation et la mise en forme du texte (suppression des parenthèses, mélange incident des styles direct et indirect) qui ont pour effet d’embrouiller le phrasé pourtant limpide de Vonnegut.

Que cela ne décourage pas le lecteur d’apprécier à juste titre le travail de M. Tonnerre sur ces deux délicieux opus. Et puis, comme on dit : Vonnegut fait du bien ; Vonnegut, c’est le bien.

The Rook

Une certaine méfiance à l’égard de la littérature de pur divertissement, une aversion profonde pour le jaune canari et les logos pompiers pourraient détourner le lecteur de Bifrost de The Rook, paru aux éditions Super 8. Mais souvent, les préjugés, aussi compréhensibles soient-ils, nous privent de petits bonheurs trop rares.

La mémoire vierge comme une feuille blanche et le corps couvert d’ecchymoses, une femme d’une trentaine d’années se réveille sous la pluie, dans un parc de Londres, entourée de cadavres en costume et gantés de Latex. Son seul lien avec le passé : deux lettres cachetées et glissées dans ses poches, manifestement écrites de sa main. « Je sais que je vais perdre la mémoire. Je ne sais absolument pas pourquoi mais je vais essayer de m’y préparer et de te faciliter les choses. »

Démarre alors un incroyable jeu de piste lors duquel notre amnésique apprendra qu’elle n’est autre que Myfawny (prononcez Miff-un-ee) Thomas, haut cadre du rang de Tour dans une vaste et séculaire organisation secrète britannique chargée de gérer les manifestations surnaturelles et, la plupart du temps, (très) hostiles : la Checquy, dont l’organigramme est calqué sur le jeu d’échecs. Chaque membre de la Cour correspond à une pièce du jeu et dispose de pouvoirs paranormaux, de pions et d’innombrables serviteurs habillés en violet. Ces ressources ne seront pas de trop pour aider Myfawny à combattre les ennemis héréditaires de la Checquy : d’affreux alchimistes originaires de Belgique réunis depuis le XVe siècle sous l’emblème de la Wetenschappeljik Broederschap van Natuurkundigen, et plus commodément connus sous le nom de Greffeurs. Mais, comme toujours, le pire ennemi est celui de l’intérieur.

Daniel O’Malley, dont on ne connaît pas le carburant, mène son récit tambour battant en tirant sur de nombreuses ficelles sans pour autant les user. Ainsi, le récit est scindé en deux points de vue : celui, narratif, de Myfawny, amnésique, audacieuse et espiègle, et celui, épistolaire, de Thomas, sa personnalité d’avant l’agression, surdouée, analytique et timorée. The Rook abrite un gigantesque bestiaire où quelques inévitables vampires croisent toutes sortes de créatures aux pouvoirs variés qui ne sont pas sans rappeler le cinéma fantastique que l’on trouvait il y a encore peu dans le fond de nos vidéoclubs chéris. Bien sûr, les coups de théâtre interviennent régulièrement, mais sans que le lecteur les voie venir d’outre-monde et, si le style reste simple, on demeure loin de l’indigence télégraphique trop souvent étalée dans le genre.

Lauréat en 2012, catégorie roman, comme Greg Egan en 1995 et en 1999, du prix Aurealis récompensant les récits d’Imaginaire australiens, The Rook reste bien évidemment un livre jetable après emploi, mais possède le grand mérite de faire passer de très bons moments à son lecteur. Il faut aussi savoir s’amuser.

Les Résidents

Soyons clairs. Pour être objectif, il va falloir oublier tout ce que Maurice G. Dantec a publié depuis 1996, année où Les Racines du mal furent couronnées du Grand Prix de l’Imaginaire : tout ce fatras de romans plus foireux qu’expérimentaux ; tous ces journaux qui n’auraient jamais dû sortir du tiroir de son bureau ; tous ces textes absurdement édités pour surfer sur la vague du succès ; tout mettre à la poubelle, sans poser de question.

« Le monde était parfois d’une beauté absolue. Surtout quand il était au bord de la destruction. »

De nos jours, ou dans peu de temps, aux Etats-Unis, trois humains en phase terminale d’évolution suivent, sans le savoir, des trajectoires visant le même point singulier : Sharon, tueuse en série, semble avoir sombré dans la schizophrénie depuis qu’une bande d’inconnus très bien organisés l’a droguée, violée et presque détruite ; Venus, tueuse à gages, a lentement muté durant les quinze années qu’elle a passées cachée dans le sous-sol de son père à subir toutes les sexualités possibles qu’un esprit sain se refuserait à imaginer ; Novak, tueur né, a nettoyé son établissement scolaire des mauvais plaisants qui s’y trouvaient et, enfin devenu lui-même, apprend plus vite que la lumière.

« Etre aveuglé jusqu’à la fusion de la rétine ou bien coudre ses paupières. »

Tous trois convergent vers Trinity-Station, base ultrasecrète où les réponses auxquelles ils aspirent génèreront de nouvelles questions, mais où chacun trouvera sa feuille de route et pourra enfin embrasser la voie qui est sienne.

« Il admit très vite la légitimité de l’homicide pour une virgule mal placée, mais plus encore pour le fait d’admirer Puff Daddy, les Pussycat Dolls ou 50 Cents. »

Sans pour autant nous priver des provocations jubilatoires dont il a toujours eu le secret, Dantec maîtrise enfin ce style qu’il recherche depuis près de vingt ans : la forme sert le fond, références musicales et phrasé de kalachnikov tissent peu à peu une toile qui devient bien plus grande que ses constituants.

« Venus Vanderberg n’avait pas atteint son septième anniversaire lorsqu’elle fut enlevée et séquestrée par son père. »

Extrême, Dantec ne nous épargne à aucun moment. Les mots sont aussi crus que les situations, mais l’auteur contrôle parfaitement la plongée dans l’horreur absolue qu’il impose à son lecteur. Les processus de mutation des personnages prennent progressivement le pas sur les faits les plus sordides et permettent, sans qu’on s’en aperçoive, d’adopter le recul nécessaire à la juste appréciation d’une transformation majeure de l’espèce humaine.

Les Résidents est un très grand roman, extrêmement bien construit, qui ose s’aventurer dans des contrées sombres et difficiles à traiter pour finalement, et contre toute attente, instiller quelques gouttes d’espoir dans le cœur du lecteur.

Après avoir publié n’importe quoi pendant une période bien trop longue, Maurice G. Dantec mériterait bien un second Grand Prix de l’Imaginaire.

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