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Hiroshima n'aura pas lieu

Nul ne peut désormais ignorer le rôle capital joué par Hollywood dans l’effort de guerre et la victoire des Etats-Unis en 1945. Mais qui connaît la contribution de Syms J. Thorley, vedette incontestée du cinéma d’horreur des années 1940, célèbre pour son interprétation de Corpuscula, la créature alchimique, et de Kha-Ton-Ra, la momie vivante ? Personne mieux que l’acteur lui-même n’est en effet en mesure de raconter sa participation à l’opération la plus secrète de la Seconde Guerre mondiale, plus confidentielle même que le projet Manhattan. Une opération dont l’échec a ouvert la voie aux bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki avec les conséquences que l’on sait…

Bien des années plus tard, en 1984, dans une chambre d’hôtel de Baltimore, Syms n’a toujours pas fait le deuil de cet épisode qui l’a marqué personnellement. Il nourrit un spleen tenace, préméditant son suicide. Invité d’honneur au festival du film fantastique Wonderama, où il vient de recevoir un prix récompensant une carrière, certes en pointillés, mais dont il a pu tirer quelques bénéfices, il confie ses ultimes réflexions aux pages d’un manuscrit appelé à devenir son testament. Que représente cette breloque ridicule face au plus grand désastre de l’humanité, hibakusha y compris ? L’objet lui remet en mémoire le plus grand fiasco de sa carrière, sa participation à la superproduction orchestrée par la Navy. Un exercice de propagande censé contraindre le Japon à capituler et ainsi épargner au monde l’âge du lézard…

Ne tergiversons pas, avec Hiroshima n’aura pas lieu James Morrow nous livre une pochade, une farce énorme et hilarante. L’auteur américain ne fait pas dans la demi-mesure mais bien dans la démesure avec cette histoire loufoque d’acteur de série-B, voire Z, engagé dans une opération secrète de l’armée américaine pour endosser le costume de la version miniaturisée de monstrueux iguanes cracheurs de feu. Abraca-dantesque, on vous dit ! Et pourtant, on se laisse embarquer dans ce récit ayant toutes les apparences du conte philosophique écrit par un émule des Marx Brothers. Le roman fonctionne également comme une madeleine visuelle, dévoilant les coulisses du cinéma fantastique et de science-fiction des années 1930 et 40. Des productions fauchées destinées à un public populaire, voire déviant, où vont pourtant s’illustrer des créateurs talentueux, tel James Whale, Brenda Weisberg ou Willis O’Brien, développeur de l’animation en stop motion et mentor de Ray Harryhausen. Tous trois figurent au casting de cette superproduction textuelle, offrant au néophyte l’opportunité de se plonger dans l’abondante filmographie des kaiju, films de monstres dont les Japonais se montreront si friands dans l’après-guerre, et dans les classiques américains du film d’horreur. Tout un pan de l’industrie cinématographique recelant bien des nanars, mais aussi quelques chefs-d’œuvre.

Au-delà de l’hommage et de la farce, Hiroshima n’aura pas lieu laisse percer le drame personnel d’un homme dévoré par l’impression de ne pas avoir été à la hauteur. Il dénonce de manière subtile les manigances d’un gouvernement américain dont les préoccupations semblent plus politiques que militaires. Sur ce sujet, on renverra les éventuels curieux à l’essai de l’historien américain Howard Zinn (La Bombe - de l’inutilité des bombardements aériens, éditions Lux).

Malheureusement, en dépit de la drôlerie des dialogues et des situations, on ne peut s’empêcher de trouver le roman un tantinet creux. Et même si le dernier tiers remet les enjeux à leur place, tout ceci ne paraît pas suffisamment développé pour convaincre. En somme, on se trouve devant un Morrow amusant mais mineur. Tant pis.

La fille flûte

A bien des égards, le format court plaît à la science-fiction. Du moins, si l’on se fie aux nombreux chefs-d’œuvre qui jalonnent le genre. Plus concise, plus concentrée et efficace, la nouvelle s’apparente à un instantané dont la puissance d’impression se trouve décuplée par le talent de son auteur. Elle s’avère aussi plus exigeante et ne pardonne pas lorsqu’elle tombe à plat.

A l’instar de ses pairs, avant d’être multiprimé pour son premier roman La Fille automate, Paolo Bacigalupi a fait ses classes en écrivant des nouvelles. La majeure partie a été rassemblée dans le recueil Pump Six and other stories traduit en France au Diable Vauvert sous le titre de La Fille-flûte. On pourrait juger cette parution un tantinet tardive, d’autant plus que cinq des dix textes ne sont pas inédits, figurant en effet au sommaire de la revue Fiction. Ce serait regrettable car, en ces temps de vaches maigres, ce recueil n’usurpe pas sa réputation de must-read comme on va le voir.

La Fille-flûte (autant utiliser son titre français) démontre ô combien la science-fiction se révèle salutaire lorsqu’elle ne se cantonne pas à ses vieilles et distrayantes marottes. Elle apparaît même comme le seul médium apte à interroger le présent en sondant ses multiples évolutions futures. En investissant les enjeux humains, sociétaux et technoscientifiques pour en faire les outils d’une fiction spéculative, éthique, voire politique, la SF démontre sa nécessité et son caractère précieux. De l’humain, le recueil de Paolo Bacigalupi n’en manque pas. Foisonnante, inventive, engagée dans un combat pour sa survie et sa liberté, l’humanité de La Fille-flûte nous renvoie à nos préoccupations d’espèce vivante tiraillée entre la permanence et le changement. A l’instar de John Brunner, l’auteur américain aborde le futur sous l’angle de la prospective, faisant de la question écologique et de celle de la rareté le moteur de l’évolution humaine. La Fille-flûte offre un aperçu de l’anthropocène, cet âge de la Terre où l’humain est devenu une force capable de modeler (ou détruire) la biosphère, et d’adapter sa propre nature aux changements que ses activités ont impulsé. Un aperçu sombre qui remet en perspective la notion de progrès. L’eau et la possession des autres ressources vitales deviennent ainsi l’enjeu de convoitises et de conflits qui redessinent la carte du monde en faveur d’une géopolitique que l’on croyait révolue avec la fin des colonies et l’avènement de l’utopie du village mondial. Continuation de la domination d’une minorité sur la majorité, les fragments du futur imaginés par Paolo Bacigalupi déploient des paysages où se mêlent les manifestations tapageuses des technosciences et les pratiques séculaires de la prédation. Comme Ian McDonald, l’auteur ne craint pas de mettre en scène les mondes émergents, optant pour le point de vue des plus démunis pour traiter de la privatisation du vivant, de la transition énergétique, des conséquences du réchauffement climatique et de la pollution. Il pose également des questions cruciales sur la condition d’être humain. Quelle dose de changement celui-ci est-il prêt à accepter sans abdiquer son empathie ?

Des dix nouvelles inscrites au sommaire, il n’y a pas grand-chose à jeter. On retiendra surtout « Peuple de sable de poussière », où l’auteur imagine la rencontre entre un trio de post-humains, affectés à la garde d’une concession minière, et d’un chien perdu. Toute vie naturelle étant désormais impossible sur Terre en raison de la pollution et de la surexploitation, nos trois bougres se demandent comment un tel fossile vivant a pu survivre. L’animal les distrait pour un temps de leurs occupations habituelles — se couper les membres et les regarder repousser. Il réveille aussi un truc archaïque, terré dans un coin de leur caboche, dont ils ont oublié le nom, mais qui leur fait tout drôle, au moins provisoirement. Changement de tropisme avec « Le Pasho », où Bacigalupi rejoue l’affrontement entre la tradition et le changement avec une problématique qui n’est pas sans rappeler celle de Kirinyaga de Mike Resnick. Assez réussi pour son ambiance, mais pas davantage. Avec « Le Chasseur de Tamaris », l’auteur retrouve la veine écologique, celle où il s’exprime de la façon la plus talentueuse. Ici, l’histoire se déroule dans le Sud-Ouest des Etats-Unis. L’eau étant devenue une denrée précieuse, les mégalopoles en viennent à faire la guerre pour assécher l’arrière-pays désormais laissé aux « tiques d’eau », ces marginaux ne renonçant pas à cultiver un lopin de terre, histoire de rester libres. Sur l’air bien connu du pot de terre contre le pot de fer, la nouvelle évoque le spleen du pionnier voyant s’effacer de son vivant la Frontière et son absence de contraintes sociales.

« L’Homme des calories » et « Le Yellow Card » s’inscrivent dans le même futur que La Fille automate. Un avenir crédible, sombre, abordé du point de vue des plus miséreux. Le premier texte nous emmène au fil du Mississippi, en compagnie d’un réfugié climatique contraint de trafiquer pour survivre. Contacté par un ami pour exfiltrer un passager recherché par les compagnies caloriques, le voilà embarqué dans un périple dangereux au milieu des cultures transgéniques, des patrouilles de la PI, des barges de céréales et des cités abandonnées aux Cheschire, ces chats caméléons qui ont supplanté leur souche naturelle. Le second offre un aperçu du Bangkok de La Fille automate. Le texte peut se lire à la fois comme un prélude au roman ou une préquelle pour ceux qui l’ont déjà lu.

Ces cinq nouvelles justifient déjà à elles seules l’achat du recueil. Mais, si le doute persiste, « La Pompe six » vient le lever définitivement. Avec cette novelette, on touche en effet à la perfection. Portrait d’une ville tombée en déshérence, en passe d’être submergée par sa propre merde, le texte nous décrit la fin du monde, au rythme nonchalant des pluies de béton et des pannes à répétition. On assiste à une sorte de dévolution tranquille, une catastrophe au ralenti bien plus irrémédiable que tous les fléaux cinématographiques. Un texte très fort, récompensé à juste titre par un prix Locus.

Arrivé au terme de cette longue chronique, force est de reconnaître le caractère incontournable de La Fille-flûte. On est frappé à la fois par l’effet de réel du recueil, par les émotions et les spéculations que Paolo Bacigalupi arrive à brasser en si peu de mots. Un must-read, on vous dit !

Notre-Dame des loups

L’Ouest américain est mort, son cadavre pourrit sous un tapis de neige. Où sont passés les outlaws d’antan, les cow-boys, les cités pionnières et les shérifs atrabilaires ? Réduits à la portion congrue, histoire de teinter d’un vague vernis contextuel une intrigue paresseuse, percluse de clichés et de lieux communs. Et les Indiens ? Ils ont filé, forcément à l’indienne, laissant leur place à des personnages dépourvus d’épaisseur. Des stéréotypes guère convaincants.

Reprenons. Auréolé en 2012 d’un prix aux Imaginales pour La Geste du Sixième Royaume, Adrien Tomas délaisse la fantasy pour arpenter les territoires de l’inquiétude. A l’instar d’un Wayne Barrow, troquant le vampire contre le loup-garou, il implante l’un des plus vieux mythes de la vieille Europe dans le nouveau monde. Pourquoi pas ? Hélas, la couverture, un photomontage bricolé à la va-comme-je-te-pousse, illustration de mauvais goût sans style, n’augurait pas du meilleur. Sur ce point, toutes les promesses sont tenues.

Notre-Dame des loups, troisième roman de l’auteur en quatre ans, n’a pas que les apparences du brouillon vite torché. Il en comporte tous les stigmates. Avec beaucoup de diplomatie, nous pourrions dire que l’histoire a du potentiel. Malheureusement, celui-ci pointe aussi aux abonnés absents. A sa place, il faut se contenter d’une intrigue mollassonne, répétitive et prévisible, sans aucun trait d’esprit ou de génie. On doit même se faire violence pour achever (euphémisme) cette longue traque (à peine 180 pages pourtant) jusqu’à l’hallali.

Le roman pourrait se dérouler n’importe où tant l’Ouest décrit par Adrien Tomas s’avère ectoplasmique. Un décor de carton-pâte réduit à sa plus simple expression dont l’éditeur croit utile de matérialiser les contours en nous gratifiant d’une carte des lieux. Mais ceci paraît anodin comparé à l’écriture de l’auteur. Celui-ci confond tension dramatique et je te braque un gros gun à la gueule et je te postillonne dessus. A aucun moment, on ne se sent oppressé par le suspense, et si l’on frémit d’horreur, c’est en découvrant, au détour d’une page, une métaphore audacieuse comme par exemple ces « chambres probablement enneigées par la poussière »… Quant aux personnages, ils ne déparent pas dans la longue liste des poncifs de série Z. Un cowboy fébrile de la braguette (ou de la gâchette, je ne sais plus), un ex-correspondant de guerre (très rapidement ex-vivant), un ersatz de Van Helsing, une négresse adepte du vaudou accompagnée d’une meute de chiens, un vieux fondeur (pas de bronze, je vous rassure), et un maître de chasse caractériel, l’auteur nous gâte. Mais, la palme du n’importe nawak revient sans conteste à l’Indienne, aussi crédible dans son rôle que Carla Bruni interprétant C’est quand qu’on va  ? de Renaud.

Pourtant, Adrien Tomas tente bien de se sortir de la routine où il s’enferre, histoire peut-être de montrer qu’il est capable d’élargir sa palette d’écriture. En optant pour la multifocalisation, il fait un choix narratif qui pourrait introduire un peu de complexité dans son récit. Las, les narrateurs ne font que passer, mêlant leur voix dans une unité de ton monotone qui finalement n’apporte rien, y compris du point de vue du suspense.

Bref, ce roman nous le confirme, le plomb ne se transforme jamais en argent. L’alchimie déployée par Adrien Tomas dans Notre-Dame des loups ne convainc guère, voire pas du tout. Pour qui apprécie peu le style pompier, mieux vaut passer son chemin.

Under the skin

Isserley sillonne inlassablement les Highlands. Etrange créature que ce petit bout de femme aux mains couturées de cicatrices, au regard masqué par une paire de lunettes, dont la poitrine énorme déborde d’un décolleté moulant. A l’affût derrière le volant de sa Toyota Corolla rouge, elle guette les bords de route en quête d’auto-stoppeurs à enlever. Exclusivement mâles et pas trop faméliques. Un homme après l’autre, elle les rabat dans son véhicule. Après ? Leur destin leur échappe… De cette existence monotone, Isserley se fait la narratrice. Le récit factuel d’une routine éprouvée par les années dont elle connaît les différentes étapes par cœur, les répétant comme une sorte de mantra hypnotique. Petit à petit, la jeune femme laisse infuser les émotions. Les souvenirs de son passé, des réflexions sur sa condition présente. Sous la peau, elle reste une étrangère incapable d’empathie à l’égard des vodsels qu’elle chasse, ces animaux guidés par leurs pulsions dont le babillage n’a aucun sens. Elle hait son corps conçu comme un appât pour attirer leur regard et leur faire baisser leur garde. Et pourtant, elle accomplit sa tâche, mécaniquement, sans attendre de remerciement des siens. A leurs yeux, elle est devenue un monstre. Un être irrémédiablement mutilé, source de curiosité malsaine et d’horreur. Ce fait la condamne à une existence solitaire, sans espoir de retour. Mais alors, pourquoi continue-t-elle à vivre ?

A l’heure où le genre se réduit comme peau de chagrin dans les collections dédiées, il colonise désormais les autres rayons des librairies, offrant aux éventuels curieux des romans que d’aucuns qualifieront d’inclassables, histoire de ne pas revenir sur leurs préjugés. Un peu passé inaperçu dans nos contrées science-fictives lors de sa précédente édition, Sous la peau profite de son adaptation au cinéma pour revenir ici sous son titre original. Si le film prend quelque liberté avec le livre, il ne remet pas en question une thématique faisant plus que flirter avec la science-fiction. En effet, Under the Skin traite d’un lieu commun du genre, celui de l’invasion extraterrestre. Ils sont là, parmi nous ! Mais pour Michel Faber, il n’est guère question de convaincre le monde incrédule que le cauchemar a déjà commencé. Délaissant la veine paranoïaque, l’auteur opte plutôt pour le registre intimiste, distillant le malaise tout au long des déplacements répétés d’Isserley. En fait, le propos d’Under the Skin repose entièrement sur une inversion de perspective assez astucieuse pouvant se résumer de la façon suivante : nous sommes les animaux, ils sont les humains. Ainsi, le roman de Michel Faber peut se lire comme le reflet de notre propre attitude, de notre propre rapport aux autres créatures vivantes, celles à qui on ne reconnaît pas le statut d’êtres conscients. Parallèlement, l’auteur nous invite à reconsidérer notre position dans l’échelle du vivant.

En conséquence, Under the Skin ne cherche pas à mettre en scène une altérité absolue. Le monde d’où est issue Isserley est d’ailleurs trop familier, trop proche de nos mœurs pour apparaître étranger. Michel Faber use plutôt de la science-fiction comme d’un miroir dont le reflet nous renvoie à notre société sans scrupule, pourvu que ce soit profitable. Bref, de quoi en remontrer aux contempteurs du genre qui le cantonnent aux histoires de petits hommes verts.

Voici donc un livre éminemment moral, porté par un personnage féminin fascinant, dont le propos dérange, interpelle et donne à réfléchir. A découvrir !

Foyer Sainte-Lucie pour jeunes filles élevées par des loups

Voici un recueil de neuf (et non pas dix, contrairement à ce qu’indique l’éditeur) nouvelles des plus étranges. Des textes inclassables qui n’auraient pas déparé la rubrique « Insolite » de feue la revue Fiction. Un vrai bazar du bizarre…

La quatrième de couverture évoque un imaginaire digne de Lewis Carroll et de Stephen King. S’il est explicitement fait allusion à Lewis Carroll page 153 : « Ce n’est pas précisément un trou de lapin où dégringoler par inadvertance », c’est la mise en scène récurrente d’ados ou d’enfants qui justifie ces références auxquelles j’ajouterais volontiers Serge Brussolo, pour les raisons ci-dessus, mais surtout parce que Karen Russell sait, comme lui, créer des endroits fantastiques sans recourir au fantastique ni au surnaturel. Sous la plume de l’Américaine les lieux les plus improbables semblent s’inscrire dans l’ordre naturel des choses. Quoi de plus normal en fait que d’avoir pour père un (pas le) minotaure qui part à la Conquête de l’Ouest ? D’être fille de loup-garou ? De trouver un masque de plongée permettant de voir les fantômes et, partant, de chercher celui de leur défunte sœur au décès de laquelle ils ne sont pas étrangers… L’une des plus belles histoires de fantômes qu’il m’ait été donné de lire…

La plupart de ces textes on pour cadre l’île — une île, peut-être sur la côte atlantique des Etats-Unis — qui finit par apparaître comme un de ces endroits surgis tout droit dans le monde de l’imagination de l’auteur, à l’instar du Vermillion Sands de Ballard ou de l’Archipel du Rêve de Priest. La moitié de ces contes comprend un élément fantastique ainsi que l’on vient de le voir. On y ajoutera une cité de conques géantes qui se visitent comme un parc d’attraction. Si les autres récits ne comprennent pas d’éléments aussi étranges, ils n’en sont pas moins bizarres pour autant !

Ainsi, un gamin qui s’intéressait à l’astronomie commence à faire quelques « conneries » d’ados au contact d’autres jeunes et à braver les interdits. Rien là-dedans d’extraordinaire, mais la manière fait glisser subrepticement le récit de l’autre côté du miroir. Dans un camp pour dormeurs perturbés, l’un des lieux les plus étranges et les plus réussis de Karen Russell, ceux qui rêvaient des calamités du passé se réjouissent de la survenue d’un événement macabre dans le présent sur lequel ils vont enfin pouvoir intervenir. Il y a encore ce « Rapport d’enquête » sur un accident survenu lors d’une manifestation traditionnelle dans une vallée perdue jadis conquise par les pirates. Et ce « Palais des neiges artificielles » où les adultes viennent se livrer à des jeux de leur âge.

En neuf nouvelles, Karen Russell nous convie à explorer la cruciale question : qu’est-ce que grandir, devenir adulte ? Il faut bien admettre qu’elle s’entend à merveille à faire miroiter les diverses facettes de la problématique. On y voit l’astronome en herbe se débarrasser des outils de la fonction pour ne pas risquer de se voir rejeté par la graine de petits voyous qu’il commence à fréquenter. Chacune des nouvelles apporte son éclairage particulier sur la question, l’aborde par un biais différent. Russell met en scène l’instant où le protagoniste bascule de l’enfance vers l’âge adulte avec une sombre sensibilité qui parfois dérange.

Une fois n’étant pas coutume, la quatrième de couverture dit tout ce qu’il y a à savoir sur ce remarquable recueil de l’auteure du très beau Swamplandia, et la présente comme une virtuose du bizarre ayant su créer un univers singulier où l’on croise des enfants terribles et des monstres tendres. Elle apparaît au détour d’une page comme l’héritière du Bradbury de La Foire des ténèbres ou du Sturgeon de Cristal qui songe. Tout amateur de littérature un brin décalée saura apprécier.

Trois

Jeudi 12 janvier 2012. « Jeudi noir ». Quatre avions de ligne s’écrasent aux quatre coins du monde. Trois enfants, miraculés, survivent ; seul le crash sud-africain n’a pas livré de survivant. Immédiatement, ceux que la presse nomme « Les Trois » deviennent le centre de l’attention médiatique ; morts, miracle, enfants, autant d’aliments de choix pour une sensiblerie mondiale que les entreprises de presse n’oublient jamais de nourrir. Mais un message sonore, laissé par une passagère juste avant sa mort sur son téléphone, provoque le trouble. « Les Trois » seraient-ils quatre ? Seraient-ils les quatre cavaliers de l’Apocalypse ? Des cobayes contrôlés par des aliens ? Autre chose encore ? Ou juste trois (ou quatre) enfants à qui le monde fait payer leur chance ? La vérité se dérobe alors que les fondamentalistes se déchainent.

Construit sur le modèle de World War Z ou de Carrie, le Trois de Sarah Lotz arrive en France au Fleuve Noir. Et il n’est pas à la hauteur de sa flatteuse réputation.

Commençons par ce qui est positif.

Lotz décrit plutôt bien, dans les limites d’un roman, les milieux fondamentalistes chrétiens américains. De ce point de vue, sans être un essai, Trois vulgarise en invitant ses lecteurs à une plongée dans un monde hallucinant.

Lotz crée aussi un mystère dont le lecteur veut connaître le fin mot. D’où une curiosité excitée qui fait du livre un page-turner, ce qu’on peut trouver agréable. Même si c’est basé sur ces grosses ficelles de thriller dont la connaissance n’affaiblit pas l’efficacité.

Mais malheureusement, le négatif prédomine.

Tout d’abord, la construction du type « rapport subséquent aux évènements, basé sur des témoignages », à la World War Z donc, commence à faire un peu trop gimmick ces temps-ci.

De plus, problème de style ou de traduction, qui sait, l’écriture, au moins au début, n’est guère fameuse. Lotz cherche un style oral qu’elle ne trouve pas car elle n’ose pas jeter la grammaire aux orties. Les niveaux de langage changent régulièrement ce qui fait très artificiel (de fait, les deux meilleurs passages sont, au début et à la fin, ceux qui sont à la troisième personne). De même, l’utilisation de termes imprécis ou génériques donne parfois une impression d’écriture ina-chevée. Etonnamment, ça s’améliore après la première intervention des deux geeks japonais. Oubli de relecture ?

Sur le plan narratif, le roman est d’abord trop américain. Les fondamentalistes de la Bible Belt, les questions du Ravissement et de l’Apocalypse, autant de thématiques situées qui trouveront peut-être moins d’écho en France. Il est aussi trop dilué par la multiplication de points de vue trop brefs ou la présence de quelques chapitres à l’utilité douteuse ; et je ne parle pas de la recherche du quatrième enfant, que l’auteur traite par-dessus la jambe comme si, connaissant la réponse, cette question ne l’intéressait pas. Cerise sur le gâteau, Lotz multiplie les pistes et les genres au point qu’aucun ne peut être exploré à fond en dépit des 528 pages, et alterne focus proche et focus éloigné, scindant artificiellement son récit entre les chapitres « Survivants» et les chapitres « Complot ». Qu’est donc Trois, alors ? Roman fantastique, conspirationniste, géopolitique ? Difficile à dire. Une chose est sûre : qui trop embrasse mal étreint.

Tentant d’incarner les évènements dans des personnages proches de l’affaire mais loin des lieux de pouvoir, « au ras du sol », donc, Lotz échoue à les faire apprécier par manque de biographie ou de personnalité riche. Les personnages sont trop génériques pour qu’un traitement qui se veut au plus proche d’eux fonctionne. Même les enfants, c’est un comble, ne montrent pas assez pour créer un malaise et une véritable interrogation sur leur nature — c’est, de façon surprenante, la femme neurasthénique du pasteur qui s’en sort le mieux, en exprimant une humanité que les autres personnages peinent à affirmer.

Finalement, on ne vibre avec aucun, on se désintéresse assez rapidement d’enjeux qui paraissent absurdes au point que même Lotz ne les défend pas vraiment, et seule une curiosité coupable pousse à tourner les pages pour connaître un fin mot qui n’en est en fait pas un.

Trois est un roman qui a plu au grand public car il lui est destiné. Mystère aéronautique, « petites victimes », théorie du complot, turpitudes (notamment sexuelles) des puissants, otakus japonais, même la maladie d’Alzheimer est convoquée afin que rien de ce qui concerne le commun des mortels hic et nunc ne soit absent. Le roman entre en résonnance avec bien des thématiques contemporaines, malheureusement les plus immédiatement accessibles et pas les plus pertinentes. Le type même du roman qui donne à son lecteur l’impression de découvrir des choses alors qu’on ne fait que lui mettre sous les yeux des choses qu’il pense ou sait déjà. Le frisson du risque sans sa réalité.

Les lecteurs de Bifrost peuvent passer leur chemin.

Fées, weeds et guillotine

Marc-Aurèle Abdaloff, détective privé, comme son nom ne l’indique pas, reçoit la visite d’une femme pas exactement fatale mais tout de même remarquable, ne serait-ce que par son accoutrement déclinant dans son entêtement monochrome des nuances pourpres et violacées. Il s’agit de retrouver une femme à partir d’indications aussi minimalistes qu’atypiques : trois portraits, non ressemblants, entre l’enluminure médiévale et la miniature du XVIe siècle, et dont le seul point commun est le sourire étonnamment semblable. Jaspucine Corday semble avoir un vieux compte à régler avec elle, et remet des rubis en guise de rémunération, Marc-Aurèle ayant refusé les assignats qu’elle lui proposait. Parallèlement, Etienne, son ami policier, a sur les bras une affaire atypique, celle d’un enfant retrouvé seul dans un appartement avec trois vieilles femmes enfermées dans des cages de fer et un important stock de diamants dans un saladier. L’action se précipite quand le petit garçon et les vieilles s’échappent et que la cliente de Marc-Aurèle est arrêtée pour détournement de fonds…

L’intrigue se délite toujours davantage à mesure qu’on progresse vers son élucidation. Ses racines remontent à la Révolution et exportent chez les humains un conflit qui perdure depuis des siècles dans le monde des fées, lesquelles n’ont pas la générosité ni le dévouement que leurs prêtent les contes, leur société se révélant par ailleurs aussi hiérarchisée et verrouillée qu’une dystopie à la 1984. Bien que s’estimant largement supérieures aux humains, les fées adoptent à leur égard des comportements de coucous, qui permettent aux rivales du pouvoir d’ourdir un complot que les protagonistes humains vont déjouer, contraints et forcés.

Sur une trame improbable et barrée, où la beuh s’avère une arme efficace contre de redoutables créatures de la nuit, Karim Berrouka brode avec savoir-faire un récit des plus loufoques. Il multiplie les situations farfelues en jouant sur le décalage entre les univers, et fait surtout preuve d’un humour décapant et d’une verve réjouissante. Le récit pastiche les polars hard boiled, cuisinés à la sauce San-Antonio (on trouve d’ailleurs un épique flic obtus mais vaillant qui n’est pas sans rappeler Bérurier), par les situations, certes, mais aussi du fait de son écriture enlevée qui confère tonus et rythme à l’histoire. Vraiment, on aurait tort de bouder son plaisir avec ce roman survitaminé.

Karim Berrouka est en passe de devenir un pilier des éditions ActuSF immédiatement identifiable par sa fantasy parfois sombre, mais surtout par la richesse d’un univers débridé et des délires maîtrisés.

Notre île sombre

Des hordes d’Africains déferlent sur l’Angleterre, migrants démunis mais bien décidés à s’y implanter, quitte à employer la force et déloger les habitants de leur demeure. Face à l’ampleur de l’invasion et à la situation précaire de miséreux affamés fuyant un continent que des radiations rendent désormais inhabitable, les autorités demeurent impuissantes ; les initiatives privées voient des groupes informels organiser leur survie à l’écart des envahisseurs, mais aussi des factions plus intolérantes organiser une résistance active.

La catastrophe est narrée par un père de famille fuyant face à l’avancée des Afrims au lieu de se rallier au comité de défense du quartier. Son errance avec sa femme Isobel et sa fille Sally permet de dresser l’état des lieux d’un pays en proie au chaos : camp d’accueil de réfugiés, nomades organisant leur survie, villes fermées restreignant les accès. Le point de vue est celui d’un anonyme sans conscience politique, qui se laisse porter par les évènements sans jamais s’impliquer, et dont la vie est à l’image de son manque d’envergure. Il n’est plus très attaché à sa femme, qu’il trompait avant l’invasion tout en restant persuadé de l’aimer, mais tient énormément à sa fille. Paradoxalement, son affection grandit lorsque toutes deux sont enlevées par les Afrims et que leur délivrance donne désormais un sens à sa vie. Malgré son égoïste neutralité, il se montre toutefois dénué de racisme et respectueux de la dignité humaine, admettant sur le sol britannique la présence des Noirs qui n’ont plus d’endroit où vivre ; mais ses généreux principes sont mis en balance par la situation qui réclame de sa part un engagement clair et ferme.

Cette foncière irrésolution est renforcée par l’absence d’informations permettant d’avoir une vue d’ensemble claire et stable. Ce qu’il s’est exactement passé sur le continent africain, on ne le saura pas. Le narrateur glane des renseignements sans avoir de certitude quant à leur exactitude ou leur durée de validité. Les données sont délivrées brut de décoffrage, au fil de l’errance, à la façon d’un puzzle qui sollicite la participation du lecteur. Celui-ci est encore désarçonné par l’absence de repères chronologiques : quatre lignes temporelles se déroulent conjointement, celle du narrateur solitaire mêlé à un groupe nomade, celle de son errance en compagnie d’Isobel et Sally, celle de son quotidien précédant l’invasion, enfin une série de souvenirs plus anciens remontant à son enfance, qui achève de bros-ser son portrait psychologique. Les passages d’une époque à une autre ne sont pas signalés par des indications temporelles mais se déduisent du contexte, ce qui favorise l’identification du lecteur avec le narrateur en lui faisant éprouver une désorientation similaire.

La narration classique a ac-coutumé le lecteur à un espace stable et des enjeux clairs. Dans son dernier roman, Les Insulaires, Christopher Priest s’était affranchi de ces codes en racontant l’histoire à partir des lieux plutôt que des personnages. On se rend compte qu’il avait déjà entrepris à ses débuts de briser la linéarité de la narration en bousculant la chronologie.

Car Notre île sombre est la réécriture de son deuxième roman, Le Rat blanc, que l’auteur avait écrit en 1971, dans l’esprit des romans-catastrophes britanniques, à la suite de John Wyndham ou John Christopher. Dans sa préface, Christopher Priest justifie la révision par des comptes-rendus l’ayant alternativement rangé parmi les agitateurs de gauche ou les extrémistes de droite, selon les opinions du critique. C’est pour éviter cette lecture politique qu’il s’est efforcé de gommer toute connotation à charge, tout en améliorant l’écriture au passage, métier oblige. Une lecture simultanée des deux versions montre des modifications très superficielles (bien des phrases restent identiques) qui ne vont pas particulièrement dans le sens de la neutralité, mais dissipent au contraire les ambiguïtés susceptibles de faire du narrateur un intolérant ou un raciste. Les changements minimes n’en radicalisent pas moins les opinions des protagonistes. La critique d’un gouvernement conservateur est plus affirmée et la position très progressiste et humanitaire qu’adopte Priest souligne davantage l’ironie qu’il y a à décrire l’invasion irréversible d’une puissance coloniale.

Ce récit-catastrophe vu par le petit bout de la lorgnette est avant tout illustré par la catastrophe individuelle de cette famille jetée dans la tourmente. Priest a décrit avec beaucoup de subtilité les faiblesses de ses personnages, victimes de décisions politiques qui restent extérieures au récit et que chacun pourra élaborer à sa guise. La première version, rédigée avant l’âge de trente ans, montre les ambitions et le talent littéraires dont l’auteur faisait déjà preuve. Plus de quarante ans plus tard, le roman n’a rien perdu de sa force ni de sa pertinence — il est même d’une actualité plus brûlante que jamais.

Dresseur de fantômes

Valentine est une chasseuse de trésors. Des plus douées, même. Ce qui n’empêche pas le Collectionneur, un de ses employeurs fidèles, de l’empoisonner. Et ce, dès la fin du premier chapitre. Pourquoi ce meurtre ? Théophras l’ignore. Mais la puissance de l’amour qui le reliait à Valentine est grande, si grande qu’il peut encore la voir et dialoguer avec elle. Ou plutôt, avec son fantôme. Il continue donc à parcourir le monde, afin de rapporter des objets rares. Comme la femme qu’il aime (ou aimait — peut-on être amoureux d’une morte, d’un ectoplasme ?), car lui aussi chasse les trésors. Valentine et Théophras s’étaient d’ailleurs rencontrés ainsi, courant après le même objet. Sa réputation a grandi depuis les apparitions de son aimée. Il est devenu le « dresseur de fantômes ». Les gens le craignent, car ils le croient capable de dialoguer avec les morts. Mais une seule chose le préoccupe : retrouver le Collectionneur, cet assassin mystérieux au passé trouble. Et comprendre comment sa vie, leur vie, a basculé.

Cette quête mène l’étrange couple à travers le monde. Un monde bien différent du nôtre suite à quantité de catastrophes climatiques fatales à l’équilibre des sociétés modernes. Les cités flottantes, vastes hymnes au progrès et à la science, se sont vidées de leurs habitants. Les moyens de transport ont connu un recul phénoménal : adieu les avions. On voyage désormais en trains, en bateaux, en dirigeables. Tout prend une tonalité XIXe siècle, légèrement mécanisé, un brin steampunk. L’univers dépeint par Camille Brissot est d’une grande richesse. Une des forces de ce roman, assurément, à l’ambiance mosaïque composée d’une multitude d’éléments piochés à droite à gauche : un peu du Robert Louis Stevenson de L’Ile au trésor ; une troupe de cirques se déplaçant en dirigeables ; un séjour dans le Nouveau monde. Mis bout à bout, tout cela forme un patchwork très convaincant. Mais cet atout se révèle aussi, hélas, une des faiblesses de Dresseur de fantômes. Car tout cela n’est que survolé, ce qui ne surprend guère au regard de la taille (moins de deux cents pages) de ce roman. Est-ce parce que Camille Brissot a écrit jusqu’ici des romans pour la jeunesse, secteur où l’arrière-plan a tendance à être moins développé au profit de l’action ?

Ce point noir n’entache toutefois que peu un récit vif, sans temps mort, dépaysant et en même temps familier. Valentine et Théophras croisent des personnages bien croqués, en particulier le jeune Tom, enfant battu par son père, dont le seul espoir est de s’embarquer sur un navire. Mais aussi le capitaine Grégory Peck (sic), qui veille sur le jeune couple, sans oublier le méchant de l’histoire, bien sûr, le Collectionneur aux sombres mobiles.

Enfin, ce roman interroge, de façon parfois grave mais jamais pesante, sur la force de l’amour : peut-il survivre à la mort ? Eros peut-il vaincre Thanatos ? Un combat maintes fois narré, décrit une fois de plus, mais avec fraîcheur et conviction. Bien que publié dans la collection « La Dentelle du Cygne » plutôt que dans « Le Maedre », et ce sous une couverture proprement hideuse, Dresseur de fantômes se range plutôt dans la catégorie des romans destinés à un assez jeune public. Mais il n’en fait pas moins naître un souhait : que Camille Brissot franchisse le pas, qu’elle n’hésite pas à laisser ses idées s’épanouir et qu’elle continue à enchanter ses lecteurs avec un souffle plus affirmé au sein de récits où ses personnages pourront vivre plus longtemps — et nourrir notre âme d’enfant.

Sumerki

Les temps sont durs pour les traducteurs, à Moscou, de nos jours. Dmitry Alexeïevitch parvient difficilement à joindre les deux bouts. Il est prêt à accepter n’importe quel contrat. Même un texte en espagnol, langue qu’il n’a pas pratiquée depuis ses études. Le traducteur précédent ne donnant pas signe de vie, il se retrouve avec, dans les mains, le deuxième chapitre d’une chronique datant du XVIe siècle : narration du périple d’une troupe espagnole dans de mystérieuses forêts du Yucatán, elle le fascine immédiatement. L’objet de cette expédition fluctue selon les chapitres : un trésor fabuleux, des manuscrits païens à détruire. Mais le danger, lui, est bien réel. Dès les premières pages, des hommes disparaissent ; d’autres meurent, happés par d’étranges forces.

Et ce récit imprègne rapidement la vie de Dmitry Alexeïevitch, déjà décalée, puisqu’il vivait la nuit et dormait le jour, rythme plus adapté, selon lui, à son travail. Les événements de la chronique trouvent écho dans le quotidien du narrateur. Le climat moite du Yucatán s’insinue dans les rues de Moscou couvertes de neige. N’est-ce qu’une illusion due à la fatigue ? Et qu’est-il arrivé au prédécesseur de Dmitry Alexeïevitch ? Et surtout, pourquoi l’employé de l’agence de traduction finit-il assassiné, laissant derrière lui une vraie mare de sang ?

Les lecteurs de Metro 2033 et Metro 2034 seront peut-être déstabilisés par cet ouvrage, écrit entre les deux volets de ce diptyque à succès. Toujours attaché à cette ville de Moscou qu’il décrit, en filigrane, dans chacun de ses livres, Dmitry Glukhovsky passe de la science-fiction au fantastique teinté d’ésotérisme. Des tunnels du métro, il glisse vers les méandres de l’esprit, les mailles de la peur et de l’angoisse, les frontières du surnaturel. Au fil des pages, il tente d’instiller le malaise et le doute dans l’esprit de son lecteur. Son personnage principal (qui, d’ailleurs, porte le prénom de l’auteur et réside dans sa ville) est le narrateur : nous sommes dans la tête du héros, nous voyons le monde à travers ses yeux. Ce qui lui arrive se produit-il vraiment ? Ne sombre-t-il pas plutôt dans la folie ? De nombreux monologues le montrent en train d’essayer de comprendre ces bouleversements. Il tente, de manière apparemment rationnelle, d’analyser l’irruption d’un passé depuis longtemps disparu dans son existence.

Et pas seulement dans la sienne. Car le monde lui aussi semble se diriger vers une catastrophe. La fin de l’univers prévue par les Mayas (encore et toujours !) ? Les suites du dérèglement climatique induit par notre mode de vie ? En attendant, les ouragans, les séismes se multiplient, faisant des milliers de victimes. Les savants restent sans réponse devant ces destructions. Et Dmitry Alexeïevitch se retrouve au centre d’un maelstrom destructeur, en quête de réponses. Suivi par un lecteur un peu las devant la énième introspection du narrateur, mais néanmoins avide de découvrir le fin mot de cette histoire — il ne sera pas déçu ; les tergiversations du traducteur moscovite, qui auraient mérité un léger coup de rabot, finissent par mener au bout du tunnel.

Au final, même si le roman n’échappe pas à certaines longueurs typiques de l’élève appliqué, Sumerki est une incursion plutôt réussie de Dmitry Glukhovsky dans un genre peut-être un peu moins balisé que sa série à succès.

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