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L'Épée des cinquante ans

Imaginez…

Vous êtes à une fête qui honore une personne que vous ne supportez pas, mais vous avez voulu faire plaisir à votre sœur jumelle, parce que vous êtes faible et que vous ne savez pas dire non (elle a insisté pour que vous vous y rendiez et vous n’arrivez toujours pas à comprendre pourquoi, vu qu’elle-même n’est pas là…). Cinq orphelins accompagnés de leur assistante sociale vous distraient, mais l’envie de partir vous tiraille de plus en plus. L’expectative d’une surprise annoncée vous empêche cependant de quitter l’endroit. Malheureusement, celle-ci est retardée par le temps glacial et la route glissante. Quand soudain, la porte s’ouvre et un homme au cœur sombre entre dans la maison, s’installe avec une boîte devant lui et se met à raconter son histoire. Vous oubliez tout et vous vous perdez avec lui dans les méandres de la Vallée de Sel et de la Forêt des Notes Filantes à la recherche de l’Homme Sans Bras. Jusqu’à ce que…

L’Epée des cinquante ans n’est pas un roman. C’est un conte qui nous est transmis sous la forme d’un album aux illustrations brodées. Ce que sa couverture sobre, d’un orange que l’on pourrait presque qualifier de rebutant, ne laisse d’ailleurs pas deviner. On pourrait même la qualifier de premier frein à même de dissuader quiconque de découvrir les merveilles enfermées dans ce livre. Or, cet obstacle n’est pas le seul… Car dès le début de la lecture, nous voici en plus avisés de la mise en place d’un système narratif qu’il nous faudra décoder : des guillemets colorés permettent de reconnaître différents narrateurs sans que ceux-ci ne soient pour autant identifiés. Et nous voilà à nous demander quel système abscons Mark Z. Danielewski a encore bien pu mettre en place. C’est que l’auteur n’en est pas à son premier essai, et qu’il nous a déjà montré son amour pour les récits déstructurés aux phrases baladeuses demandant la participation du lecteur dans le superbe La Maison des feuilles et dans le moins bien accueilli Ô Révolution.

Histoire de tester notre patience, L’Epée des cinquante ans nous demande de surcroît de passer une dernière « épreuve » avant d’accéder à son essence. En effet, si le procédé des guillemets colorés est déstabilisant, l’introduction, plutôt aride — voire agaçante —, l’est encore plus. Il faudra quelques pages pour comprendre le contexte et saisir l’intérêt de la scission des phrases et de l’utilisation abondante de néologismes (il convient ici de féliciter Héloïse Esquié, qui a fait un superbe travail de traduction).

Page 66 (quand l’introduction prend fin), le vrai conte débute et le lecteur va d’émerveillement en émerveillement. Les broderies, qui pouvaient sembler uniquement décoratives auparavant, renforcent l’impression d’immersion dans l’histoire, et nous permettent de vivre plus intensément ce récit de quête et de vengeance qui se terminera de manière trouble. Il faut malgré tout souligner le fait que cette histoire ne plaira pas à tout le monde. Non parce qu’elle demande une certaine concentration ou des connaissances particulières, mais plutôt parce que sa nature revendiquée de conte pourra rebuter ceux qui ne sont plus habitués à pareil genre narratif. C’est que L’Epée des cinquante ans est un texte qui s’inscrit dans une tradition orale, exigeant presque une lecture à voix haute pour accompagner la découverte des images, exercice auquel tout le monde n’est pas forcément enclin à se prêter. En conclusion : un livre à conseiller avant tout à ceux que la formule magique « Il était une fois » fait encore rêver…

Demain le monde

Trente ans après le « Livre d’Or » que lui consacra Patrice Duvic chez Presses Pocket (et dont on retrouve ici cinq des onze textes qui figuraient à son sommaire), Richard Comballot a à son tour passé en revue l’intégrale des nouvelles de Jean-Pierre Andrevon pour nous en proposer le meilleur, vingt-deux récits couvrant l’ensemble de sa carrière, de ses débuts dans Fiction (« La Réserve », publié en 1968) à nos jours ou presque (le plus récent, « Comme un Rêve qui revient », a paru en 2002 dans Galaxies première mouture).

On peut s’amuser du titre choisi pour ce recueil, lorsque plus de la moitié des nouvelles réunies nous disent que notre monde ne connaitra pas de lendemain. Omniprésente dans l’œuvre de l’auteur, la fin du monde, ou plus exactement la fin de la civilisation, l’est également dans ce florilège. Parfois avec douceur (le magistral « Le Monde enfin », où les derniers représentants de l’espèce humaine s’effacent progressivement au profit du règne animal), parfois même avec drôlerie (« L’Arme » d’origine extraterrestre oubliée par une soucoupe volante), mais le plus souvent dans un déchainement de violence. Dans « …il revient au galop » ou « Comme un rêve qui revient », on assiste impuissant à l’Apocalypse, non sans un certain fatalisme, comme s’il était logique, et même souhaitable, que la parenthèse que constitue notre civilisation se referme et que l’on revienne, enfin, à un juste ordre des choses. Et d’ailleurs, qui regrettera cette civilisation, celle de « Salut, Wolinski ! » dont le narrateur tue à tour de bras ses contemporains dans l’indifférence générale ? Ou celle de « L’Anniversaire du Reich de mille ans », que l’on prend plaisir à voir s’effondrer brusquement. Dans l’œuvre d’Andrevon, la civilisation n’est guère plus qu’un vernis, et le retour à la barbarie ne se fait jamais attendre bien longtemps. Dans ce registre, « En Route pour la chaleur ! » est en tous points parfait. Et atroce.

Lorsque lendemain il y a, il s’apparente souvent à une longue agonie. Dans « La Réserve », les derniers humains font figure de bêtes curieuses, tandis que dans « Comme une étoile solitaire et fugitive », qui conte de manière particulièrement poignante le destin d’un enfant mutant, lui et ses congénères sont pourchassés et mis à mort. Seule « Un nouveau Livre de la Jungle des vil-les » propose un possible espoir, celui d’une humanité nouvelle, plus adaptée à ce monde d’après. Sinon, ne reste plus qu’à attendre la fin et à se palucher en se remémorant ses anciennes conquêtes (« Tout à la main »). À de très rares occasions, l’inévitable est pourtant évité de justesse. C’est le cas de manière dramatique dans « Rien qu’un peu de cendre et une ombre portée sur un mur », de façon plus ludique dans « Sur la Banquette arrière ». Mais sur l’ensemble du recueil, c’est la noirceur qui prédomine. Le texte le plus sombre étant sans doute « Epilogue peut-être ? », récit désespéré et désespérant qui aboutit aux mêmes conclusions que les autres nouvelles, mais à l’échelle galactique.

Malgré la diversité dont Andrevon fait preuve pour traiter le même thème, la sélection de Richard Comballot n’évite pas certaines redites. Le cas le plus flagrant est celui de « Un petit saut dans le passé », histoire de voyage temporel avec paradoxe à la clé. La même idée est traitée de manière beaucoup plus complexe et aboutie dans « La Porte au fond du parc entre le cèdre et les chênes », un modèle de précision dans la construction de cette intrigue où tous les éléments s’imbriquent à la perfection.

Quelques textes enfin donnent à voir un Jean-Pierre Andrevon goguenard, s’amusant avec les stéréotypes de la science-fiction. C’est le cas dans « L’Homme qui fut douze », mission d’exploration d’une planète sauvage qui tourne au désastre, et plus encore dans « Manuscrit d’un roman de SF trouvé dans une poubelle », parodie de la science-fiction populaire d’avant-guerre, où les héros galactiques sont des pleutres, et où les demoiselles en détresse ne portent pas de culotte, ou si peu.

On pourra toujours reprocher à Richard Comballot l’absence de telle nouvelle, ou la présence de telle autre, n’empêche qu’en l’état, Demain le monde réunit la quintessence de ce qui fait de Jean-Pierre Andrevon un nouvelliste d’exception et l’un des auteurs majeurs de la science-fiction en France. Et ça fait quelques décennies que ça dure…

La Chasse sauvage du Colonel Rels

Quand il n’écrit pas de romans historiques (la série napoléonienne mettant en scène l’enquêteur Quentin Margont, chez 10/18, pour citer son œuvre la plus connue), Armand Cabasson écrit aussi parfois du fantastique. Son dernier recueil en date, La Chasse sauvage du colonel Rels, tente de concilier ces deux tendances… et aboutit à un résultat pour le moins mitigé.

« 1348 », la nouvelle qui ouvre ce recueil, donne le ton. Dans une Londres ravagée par la peste, lord Gitt, condamné par l’Eglise et emprisonné pour ses mœurs impies, se révèle être le dernier espoir de la couronne face à la créature monstrueuse incarnant le mal qui ronge la cité. Entre reconstitution historique réaliste et pure fantasy, l’auteur parvient à donner une tonalité originale à son récit, malgré une intrigue trop linéaire et une chute particulièrement abrupte.

Armand Cabasson enchaine ensuite avec une série de textes très (trop) similaires. « La Chasse sauvage du colonel Rels » conte les méfaits d’un commando confédéré derrière les lignes ennemies durant la Guerre de Sécession. « L’Héritage » nous plonge au cœur d’un conflit situé dans le Japon féodal, et « Le Dieu-Loup » voit s’affronter Vikings et Anglo-Saxons. Les batailles succèdent aux batailles, et l’ennui s’installe très vite, d’autant plus vite que l’auteur ne parvient que trop rarement à nous faire vivre ces combats, se contentant le plus souvent de comptes-rendus aussi factuels que ternes : on observe à distance les mouvements des troupes, on assiste de manière détachée aux attaques et aux contre-attaques, mais tout cela, à quelques passages près, manque cruellement de bruit et de fureur. Quant au fantastique, il est le plus souvent anecdotique et n’intervient que dans les derniers paragraphes de ces récits.

À mi-parcours, « Giacomo Mandeli » vient enfin rompre cette monotonie. L’histoire est celle d’un peintre italien à qui l’Inquisition espagnole confie une tâche pour le moins singulière : faire le portrait du Diable. L’idée est jolie et adroitement traitée, le dénouement à la hauteur, et l’on tient enfin le premier bon texte du recueil. Et tout de suite après, les combats reprennent : retour au Japon des samouraïs (« Les Chuchotements de la Lune »), à l’Europe médiévale (« Saint Basile le Victorieux ») et à la Guerre de Sécession (« Le Minotaure de Fort Bull »). Et toujours les mêmes interminables et mornes descriptions de batailles. Noyées dans ces reconstitutions guerrières, on trouve parfois de bonnes idées (la manière dont les reliques de Saint Basile vont unir le peuple autour de son souverain avant de causer sa perte, le mythe de Thésée revisité dans un cadre moderne). On trouve même quelques personnages intéressants, souvent solitaires, en marge des normes de leur époque, qu’il s’agisse de lord Gitt, libertin avant l’heure, ou de Knut, le guerrier viking rejeté par les siens après s’être sacrifié pour eux. Mais pris dans le flot des évènements, ils manquent de place pour exister pleinement.

Il faut attendre les dernières pages du recueil pour trouver enfin un second texte tout à fait réussi, en rupture totale avec tout ce qui a précédé. « Les Mange-Sommeil » est l’histoire d’un double deuil, celui d’une petite fille dont le frère est mort et celui d’un lutin qui a perdu sa sœur. Ensemble, ces deux âmes en peine vont tenter de se consoler. Cette nouvelle relève d’un fantastique on ne peut plus classique, mais en quelques pages, Armand Cabasson parvient à y faire naître une émotion qui manque cruellement au reste de ce livre. Ce qui, au final, ne fait qu’accentuer le sentiment de déception que l’on ressent au sortir de cette lecture.

Europole

La décidément très séduisante collection « Ourobores » des éditions Mnémos constitue depuis ses origines une passerelle de choix entre le jeu de rôle et les littératures de l’Imaginaire. Ce n’est certes pas Europole qui va faire mentir cette réputation, et c’est même probablement, jusqu’à présent, l’ouvrage qui affiche le plus cette double parenté. Il se fonde en effet sur l’univers du jeu de rôle Rétrofutur (hélas indisponible aujourd’hui…) créé par Raphaël Bardas, Sébastien Célerin, Mael le Mée, Tristan Lhomme et Frédéric Weil. Tout un collectif d’auteurs s’est joint à Jérôme Noirez (directement responsable d’environ un quart de l’ouvrage, essentiellement le premier dossier) pour revisiter cet univers (dans sa globalité : c’est bien le monde entier qui est ici couvert selon le point de vue de la Résistance, et pas seulement l’Europole ; le titre, du coup, n’est sans doute pas très bien choisi…), tandis que les illustrations et la mise en page étaient confiés aux bons soins d’Aurélien Police, qui a accompli un travail remarquable. Ce qui nous vaut un bien bel ouvrage, à même de séduire au-delà des seuls rangs de ceux qui connaissaient déjà l’univers de Rétrofutur, et même au-delà des rôlistes en général.

Le cadre : des années 1950 déglinguées, dans un univers uchronique mêlant joyeusement les genres et très riche de références plus ou moins saugrenues. Le premier dossier, ainsi, est dû à la plume d’un certain « Bill Lee » échappé tout droit du Festin nu, qui nous ballade dans un monde aussi cauchemardesque qu’hilarant, délire totalitaire bureaucratique qui ne manque pas d’évoquer Brazil ; à l’autre bout du livre, le quatrième et dernier dossier, consacré au « paranormal », fait le grand écart entre Lovecraft et Philip K. Dick en passant par A. E. Van Vogt (entre autres…). D’ici là, on s’est également vu offrir un passionnant aperçu des « marges » de l’univers rétrofuturiste (mafias, terroristes, « non-alignés »…), ainsi que des diverses technologies que l’on peut y croiser (autant le dire de suite et en rester là : ce troisième dossier, décevant, est sans doute le moins intéressant d’Europole).

La divergence historique se situe dans les années 1860, quand eut lieu le Contact : des scientifiques, tout d’abord, puis d’autres catégories d’individus, sont entrés en relation avec les mystérieux Etrangers… ou, du moins, c’est ce qui se dit officiellement. Il s’en est suivi, dans l’attente de l’arrivée sur notre planète de ces extraterrestres démiurgiques, une révolution industrielle et technocratique qui a balayé, sur une bonne partie du globe, les Etats-nations archaïques : le monde est aux mains des Agences, et les citoyens, habitant de gigantesques titanopoles, sont devenus des administrés. En résulte un monde entre Orwell et Kafka, dont l’abomination n’a d’égale que l’absurdité (très bien rendue par de nombreux et délicieux traits d’un humour fortement corrosif, entre le jaune et le noir). Mais les Agences ne contrôlent en définitive pas tout, et, au-delà des marges, au cœur même de la société rétrofuturiste, la Résistance livre un combat acharné contre la tyrannie bureaucratique et le mythe des Etrangers…

C’est donc le point de vue de la Résistance qui est ici donné, au travers de quatre dossiers constitués par d’éminents membres du Mouvement et destinés à l’édification des masses. On a ainsi droit à un fascinant tour d’horizon — nécessairement partiel et partial, mais ça fait partie du jeu —, au travers de témoignages divers et autres « pièces à conviction » : des publicités, des catalogues, des revues, les actes d’un colloque… Autant de documents qui permettent de s’immerger dans l’univers rétrofuturiste.

Europole, dans son genre très particulier, est à n’en pas douter une réussite. Très bien conçu, agréable à l’œil, ce guide de résistance donne à découvrir un monde extrêmement séduisant, d’une richesse insoupçonnée. On se plonge avec un grand plaisir dans cet univers à la fois très référencé (on ne compte pas les « citations », et votre serviteur en a sans doute laissé passer un bon paquet) et d’une originalité pourtant indéniable. Indispensable pour les amateurs de rétrofuturisme, Europole constitue par ailleurs une porte d’entrée bienvenue à ce genre très particulier. Un beau cadeau, à n’en pas douter.

Chansons de la Terre mourante T2

« […] l’œuvre de Jack Vance d’il y a cinquante ans se détache toujours. C’est une oasis pour l’imagination, un jardin farfelu au milieu d’un marécage. » C’est John C. Wright qui le dit, dans la postface à sa contribution à ce deuxième tome de la gigantesque anthologie « Chansons de la Terre mourante ». Le premier volume avait placé la barre assez haut, et l’on pouvait légitimement se montrer curieux de la suite. Retour, donc, à cet hommage passionné à l’une des plus belles créations vanciennes, avec huit nouvelles pour autant d’auteurs, et non des moindres parfois.

Cela dit, les plus célèbres peuvent se planter… et c’est hélas ce qui arrive dès le texte inaugural, avec « Evillo l’Ingénu » de Tanith Lee, ou l’histoire d’un jeune couillon fasciné par les récits concernant l’astucieux Cugel (on le comprend) ; hélas, si ce texte est référencé, c’est au point d’en être servile ; quant au côté picaresque, il est traité façon sprint : tout va très vite, trop vite, et l’on s’ennuie. Puisqu’on en est aux échecs, enchaînons sur « Gorlion d’Almérie » de Matthew Hughes : c’est dommage, ça partait vraiment bien, cette histoire de type qui se retrouve au mauvais endroit au mauvais moment, avec beaucoup d’astuce dans la mise en place et le point de vue ; mais le texte devient bien vite incroyablement confus, à vouloir trop en faire dans le baroque. Raté…

Deux récits assez sympathiques, ensuite, encore qu’un peu anodins. Il en va ainsi de « La Tragédie lamentablement comique (ou la comédie ridiculement tragique) de Lixal Laqavee » de Tad Williams, ou les mésaventures d’un petit escroc qui croyait pouvoir se faire un magicien et un déodande ; très amusant, plutôt bien fait, mais la fin donne une vague impression de bâclé. On citera également ici « Incident à Uskvosk » d’Elizabeth Moon, arnaque à la course de cafard orchestrée par un nain obligé de se faire passer pour un gamin ; rigolo, là encore, mais sans plus.

Un cran au-dessus, on trouve Paula Volsky, pour « Les Traditions de Karzh » : juste après la nouvelle de Tanith Lee, c’est une leçon de picaresque vancien plein d’astuce. John C. Wright, dans « Guyal le Conservateur », sait lui aussi pleinement profiter du cadre de la Terre mourante : c’est chatoyant, ça foisonne, bref, c’est vancien et tout à fait délicieux. Un texte légèrement problématique, ensuite, avec « La Proclamation de Sylgarmo » de Lucius Shepard : la nouvelle est indéniablement bonne, le projet ambitieux, l’idée de voir Cugel à travers les yeux de ses ennemis intéressante… mais, même en tenant compte de tout cela, votre serviteur n’y a guère reconnu la sympathique fripouille créée par Jack Vance ; cela dit, indépendamment, cela reste très recommandable. Reste enfin Neil Gaiman… qui fait débuter « Invocation de l’incuriosité » de nos jours, en Floride ! Un récit très bien pensé, d’une évidence élégante, et assurément très efficace.

Bilan plutôt positif, donc, pour ce deuxième volume des « Chansons de la Terre mourante ». Cela dit, on évolue quand même probablement dans une autre catégorie que pour le premier tome : on n’y trouve pas (à part peut-être chez Neil Gaiman, voire John C. Wright ?) de textes aussi marquants, et deux tristes ratages viennent quelque peu plomber le bouquin. Mais cela reste une lecture très plaisante ; hâte, du coup, de lire le dernier volume, avec des gens comme Dan Simmons ou Mike Resnick…

Pratès

« La Chronique de Tramorée » est un cycle de fantasy composé de quatre tomes dans son édition originale, en Espagne, et de cinq tomes pour son édition française, le quatrième ayant été coupé en deux par l’Atalante pour des raisons économiques, bien évidemment.

Zémal, premier tome de ces chroniques, est paru en mars 2005. Syfrõn, le tome 2, approfondit l’univers très vaste de Tramorée. L’intrigue n’y est plus seulement à l’échelle des personnages, mais des royaumes. Un livre monde et monstre de plus 800 pages, dans lequel on ne s’ennuie pas une seconde. Yugaroï poursuit l’aventure, à peu de chose près, là où s’arrêtait Syfrõn. Ce troisième tome contient d’importantes révélations sur les dieux et le monde de Tramorée. On bascule alors dans une fantasy matinée de concepts propres à la science-fiction. Agarta, quatrième tome français, poursuit dans cette veine non sans illustrer la célèbre citation d’Arthur C. Clarke : « Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie ».

Ces quatre livres nous amènent à Pratès, ultime tome, difficile à résumer sans déflorer l’intrigue du cycle et gâcher la lecture d’Agarta. Le plus simple reste de plagier la quatrième de couverture : « Dans quelques jours, les trois lunes s’aligneront et le dieu Tubilok ouvrira les porte de l’infernal Pratès. La Tramorée sera anéantie. »

Le principal reproche que l’on pourrait faire à ce tome final est dû au découpage de l’édition française : des lignes narratives semblent surgir de nulle part, ce qui est carrément gênant pour quelqu’un qui lirait les tomes 4 et 5 à plusieurs mois d’intervalles. Le deuxième point négatif réside dans la présence d’événements narrés par plusieurs points de vue différents. Le rythme de l’intrigue en souffre, surtout au début.

Au-delà de ces modestes reproches, Javier Negrete confirme qu’il est un excellent conteur et un styliste exceptionnel. Que ce soit dans la narration de batailles, de duels, dans la description des villes ou des personnages, l’écriture est ciselée et précise. Une fois passées les lenteurs du début, le récit s’emballe et l’auteur tient en haleine le lecteur en insufflant un vrai souffle épique à son histoire. Concernant les personnages, on évolue assez loin des clichés de la fantasy, et pourtant la galerie est impressionnante (enfants, jeunes et vieux soldats, érudits, magiciens, dieux…). Attachants et intéressants, les personnages souffrent, doutent, jalousent, bref, suent leur humanité (ou inhumanité !) jusqu’au bout des ongles (griffes). Mention spéciale au Gourdin, qui amène une touche d’humour dans des moments pas toujours drôles.

« La Chronique de Tramorée » s’achève donc ici, et c’est avec regret que nous quittons ses héros et son univers dont les soubassements tiennent davantage de la science-fiction que de la fantasy. Ce cycle n’est pas une énième tolkiennerie comme il s’en produit à la chaîne, c’est une œuvre-univers extraordinaire, flamboyante, extrêmement bien pensée où tout a été réfléchi en amont. Oui, il y a cinq tomes, ou disons quatre très gros, mais chacun apporte des éléments à l’univers créé et ce n’est qu’à l’issue de ces cinq livres qu’on prend la véritable mesure de cette création magistrale qui semble passer quelque peu inaperçue par chez nous. À lire absolument.

Johan Heliot vous présente ses hommages

Un beau livre, tout d’abord. Jaquette, reliure toilée, papier épais, les Moutons électriques se sont mis en quatre pour nous proposer un écrin de choix. Il s’agit d’un retour sur la carrière de Johan Heliot, auteur qui trace un chemin personnel jalonné par de nombreux romans mais finalement assez peu de nouvelles. Le recueil, tiré seulement à huit cents exemplaires, est composé d’une vingtaine de récits écrits entre 2002 et 2009, dont un unique inédit. Le risque avec un tel ouvrage, après la préface élogieuse de rigueur (ici, Michel Jeury s’en tire avec beaucoup d’humour), c’est de voir le volume s’effondrer, par manque de cohésion, dans une succession d’histoires mal assemblées. Il n’en est rien. Les récits sont regroupés selon une suite de thématiques, assez discrètes pour ne pas orienter artificiellement la lecture, et assez fines pour nous surprendre dans les variations qu’elles proposent.

S’enchaînent ainsi des textes traitant d’histoire, « Pax Bonapartia », « Le Rêve d’Amerigo Vespucci », qui sont de petites merveilles uchroniques, et d’inévitables récits steampunk (la marque de l’auteur, et ce depuis ses débuts), où l’histoire et la fiction se mêlent harmonieusement : « Opération Münchhausen », « Vous rêvez trop de Fantômas », ou encore « Idylle du temps des ombres ». Bien évidemment, Lupin et Holmes sont présents, afin que l’hommage qui leur est dû leur soit rendu. Le recueil s’achève sur des textes qui évoquent la musique, notamment celle des Ramones (« La Musique des âmes », « Faërie Boots »).

Semblable voyage au côté de Johan Heliot nous rappelle combien son œuvre est constituée de nombreuses références et obsessions, avec son sens de l’humour et de la pointe, ses références littéraires et historiques. Le tout forme une promenade dans une culture populaire, pétillante et joyeuse. Heliot circule dans sa mémoire, qui est par bien des aspects celle d’une génération, celle qui a grandi dans l’ombre de Pompidou, un Jules Verne à la main et un Pif Gadget dans la poche. Une démarche mémorielle qui s’épanouit à merveille dans le steampunk, parce que le genre est assez meuble et souple pour admettre ses délires et accepter donc que de Gaulle devienne un super-héros, que Moriarty ne soit pas ce que l’on croit tandis que le pas lent de la créature de Frankenstein continue à résonner encore et encore.

L’uchronie selon Heliot s’avère alors un jeu avec l’histoire, mais dans tous les sens possibles du mot : aussi bien l’histoire humaine, dont les siècles gardent la trace, que l’histoire, au sens de fiction, de plaisir du récit et de la narration. Certes, on aurait aimé que l’auteur ne se contente pas de quelques mots d’introduction, qui se résument parfois à une pirouette, on aurait apprécié qu’il entrouvre davantage les coulisses de son travail… Tant pis. La somme réunie est assez belle en elle-même. Johan Heliot nous présente ses hommages ? On les accepte avec plaisir… dans l’attente d’Involution, son nouveau roman à paraître chez J’ai Lu dans la collection « Nouveaux Millénaires ».

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